COBRA (Copenhague-Bruxelles-Amsterdam) (1ère partie)
« C’est en proclamant la fin de Cobra que nous fûmes le plus mythomanes. » Christian Dotremont
Christian Dotremont savait que Cobra, mouvement géographique, nomade, deviendrait un mythe[1]. Mythologie et géographie, deux dimensions hors temps, sans chronologie, anhistoriques. Cobra ne s’est pas laissé le temps de dépérir. En 1951, trois ans à peine après sa création, il fut décidé de mettre fin aux activités du groupe. Mort artificielle, disparition ante mortem et, du même coup, accession de Cobra au rang de figure mythique: Cobra sous la forme du serpent, devient le mythe d’origine, fondateur de l’art expérimental. Mythe en devenir, distinct de ce que, communément et aisément, la tradition occidentale appelle « mythe », un récit généalogique au contenu figé dans un présent éternel. Asger Jorn, à plusieurs reprises, a critiqué pareille « éternisation », lui opposant le mythe vécu comme devenir, mobilité, dynamisme. Dans Pour la forme[2], il reproche à la notion de « génération éternelle dans un maintenant éternel » de rendre impossible toute création artistique. Et Jorn d’entamer une réflexion sur la nature ambiguë, paradoxale de l’image, « seule capable de retenir et conserver un instant, d’éterniser le présent », mais qui, de ce fait même, constitue « une rupture avec la réalité et son perpétuel devenir », alors qu’elle est « le véritable moteur de notre dynamisme »[3].
Cette distinction est capitale, son enjeu n’est rien moins que le sens et la portée du travail Cobra en tant qu’art expérimental que Constant, en 1948, présente comme « expérience d’une période de liberté illimitée »[4]. Expérimenter, c’est demeurer, avec force, attaché à ce qui ne demeure pas mais, continûment, se déplace, se transforme, se métamorphose: le flux du devenir. L’art expérimental ne peut se satisfaire d’aucune réponse, car il n’y a jamais une question / une réponse, mais toujours un mouvement, une expansion en tous sens. C’est pourquoi Jorn distinguait l’art expérimental de l’art moderne. Au célèbre « Je ne cherche pas, je trouve » de Picasso, Jorn répondit « Je ne cherche pas, je ne trouve pas, je crée ». Toute œuvre, toute expression, toute création nouvelle est emportée dans un devenir qu’elle-même modifie. Les artistes Cobra n’ont cessé de naître à eux-mêmes, de croître, d’expérimenter, de se dérober à la raison et au principe d’identité. Cobra existait avant Cobra et existera après Cobra. Vies diverses, menées ailleurs, réunies parfois en un lieu, une ville, un atelier. Des vies en devenir, des trajectoires, des lignes, d’où surgissent les œuvres, expériences, découvertes, créations Cobra : Alechinsky, Appel, Carl-Henning Pedersen, Doucet, Claus, Bury, Reinhoud, Götz, Kemeny... Dotremont et les logogrammes, Constant et New Babylon, Jorn et le Bauhaus Imaginiste, Jorn et ses recherches de plus en plus fouillées, passionnantes, extraordinaires d’érudition et d’invention, sur l’image, les cultes, les croyances, le mythe muet...
Affirmer que Cobra est un mythe en devenir, ne consiste pas à voir dans les développements ultérieurs de simples prolongements, des effets sans vie propre, issus d’un courant « cobraïste » qui en serait la cause initiale. Tout au contraire, de la cause à l’effet et de l’effet à la cause, Cobra subvertit les principes de la raison, se déploie en revenant sur soi, déjà autre. Avancée en spirale. S’il est vrai que les créations, les expériences menées par les différents Cobra — l’Internationale Situationniste, par exemple, créée par Jorn et Constant — ont été marquées par eux, il est tout aussi vrai que sans celles-ci, Cobra n’eût pas été devenir perpétuel et transformation continue, n’eût pas été pleinement Cobra, c’est-à-dire art expérimental.
Expérimenter est le maître-mot de Cobra. Par définition, les expériences sont toujours nouvelles, menées sur des terrains autres dont on ne peut réduire l’importance ou l’originalité. New Babylon n’est pas à proprement parler Cobra, mais Constant est Cobra lorsqu’il expérimente New Babylon. La calligraphie orientale n’est pas Cobra mais, Alechinsky le montrera, c’est être Cobra que l’expérimenter. De même, Appel est Cobra lorsqu’au Pérou, là où il introduit la couleur dans un bidonville.
Les Cobra ont multiplié les rencontres: Enrico Baj, Dangelo, Pinot-Gallizio, Wijckaert, Walasse Ting, Bram van Velde, Dubuffet... Diffusion parallèle, complémentaire de l’interspécialisme que chaque Cobra a pratiqué avec une force qui, au pied de la lettre, dépasse l’entendement, sautant par-delà les cloisons logiques que la tradition impose à la création, et se riant des « disciplines » gérées par des maîtres, des spécialistes, des experts... Cobra balaye ce fatras pesant sur la vie, sur les corps qui créent, peignent, parlent, dansent... Poètes, Lucebert, Jean Raine, Mogens Balle, deviennent peintres. Serge Vandercam était photographe, il devient peintre. Pol Bury était peintre, il devient sculpteur. Hugo Claus est romancier, peintre, poète, librettiste, cinéaste...
Interrogé à propos de Cobra, Karel Appel répond : « Cobra ne pouvait être qu’un commencement ». Un commencement qui jamais ne cesse de commencer, un commencement incessant, une origine toujours inédite. Commencer, entreprendre, expérimenter sans répit, c’est être Cobra. Et Appel de reprendre la formule de Dotremont : « Feu Cobra va bien, merci et vous ». Tandis que Mogens Balle voit dans Cobra « Cet enfant de trois ans, qui toujours lève les mains... C’était un mouvement qui m’a mis en mouvement, et qui toujours encore est en mouvement en moi... »[5].
Dotremont savait que Cobra deviendrait un mythe. Jorn savait qu’être un mythe, c’est devenir, naître sans cesse. Mythe et œuvre d’art entretiennent de la sorte un rapport essentiel et mystérieux : un poème écrit il y a mille ans, par un peuple aujourd’hui disparu, sera, deviendra à nouveau poème pour celui qui le lit et lui redonne voix. De même, et c’est un apport essentiel de l’œuvre de Lévi-Strauss, il n’y a jamais une seule et unique « bonne » version d’un mythe, mais chaque version est une re-création, une naissance nouvelle. Mythes et œuvres d’art sont toujours en devenir, ouverts à des lectures, des descriptions, des reformulations, des développements, des émotions, des reprises..., qui modifient, bouleversent leur passé-présent-futur
Affirmer cela, ce n’est pas nier que l’artiste « appartient » à son époque. Tout au contraire, le choc de la Seconde Guerre mondiale fut déterminant pour chacun des Cobra, comme il le fut pour le public qui découvrait leurs œuvres. Simplement, le déterminisme historique, la succession linéaire des événements est un leurre. La chronologie impose l’impression que les choses ne pouvaient être autres, alors que les hommes, à tout moment, créent leur vie. Alechinsky rapporte qu’un jour où il regrettait d’avoir été « trop jeune » du temps de Cobra, Jorn eut cette réponse prodigieuse : « De nous deux c’est toi le plus vieux, en 1914, le monde est moins vieux qu’en 1927, je suis né dans un monde plus jeune que celui qui t’a vu naître »[6].
Si l’Histoire n’a pas un sens déterminé, alors elle perd tout sens. Elle file dans toutes les directions, elle est géographie. Au théâtre de l’histoire se substitue la scène du monde. Toutefois, et à condition de ne pas voir en elles les étapes successives d’un processus orienté, les indications chronologiques conservent leur importance. Ce sont des repères. Elles marquent des accélérations, des vitesses, des déplacements : c’est Cobra-forêt, ensemble mural auquel Dotremont travailla de 1965 à 1968. Décrypté-défriché par Alechinsky, Cobra-forêt, révèle des intensités, des lignes de force convergentes, coïncidentes, entre des individus, des courants, des cultures, des dynamiques, des images : « De la forêt que nous étions, sommes, serons, je fais ici quelques relevés de racines, j’ouvre ici quelques coupes, sans la moindre ambition exhaustive, c’est un large panorama avec de gros plans, et c’est par ce mouvement vivant, par cette vivace irrégularité que je suis le plus fidèle à Cobra, qui fut exploration et non exploitation, dans des vitesses où se mêlent les noms, dans des lenteurs où se sédimentent les choses, spontanéité tour à tour tressautante et tressante, dans la texture et dans l’arraché, la douleur qui serpente et le rire qui éclate, à la façon de la forêt que nous serons, sommes, étions. »[7]
Ma thèse est la suivante : un livre consacré à Cobra devrait éviter le compte rendu historico-anecdotique qui figerait Cobra en une histoire faite de réalisations communes, mais aussi, de tensions, de séparations, voire de rivalités... S’en instituer le recenseur est inutile. J’ai donc préféré tenter, à partir des œuvres elles-mêmes et en citant de nombreux extraits, de comprendre la profusion, la mobilité, la puissance créatrice de Cobra : « Comprendre, écrit Constant, ce n’est rien d’autre que recréer ce qui est né du même désir »[8]. Faire renaître ce désir, c’est s’efforcer de voir en quoi et comment le travail-Cobra fut une interrogation radicale, une interrogation à la fois conceptuelle, poétique, picturale et plastique, sur ce qui permet à l’homme de s’insérer entre les choses pour vivre, bouger, être, agir, ne pas demeurer figé, créer ses lignes de vie, son devenir.
L’analyse malheureusement est astreinte au développement linéaire de l’écriture, alors que tous les aspects, l’un après l’autre étudiés, coexistent dans la réalité du travail, de la pensée et des œuvres Cobra. L’idéal, comme le recommandait Jorn[9], serait une lecture en spirale, avançant en se reprenant au fil, non pas de chapitres au sens traditionnel, mais d’essais superposés comme autant de coups de sonde dans le devenir et le multiple de Cobra: deux mots par lesquels Dotremont définit l’essence de l’homme : « C’est la nature de l’humanité, écrit-il, d’être multiple à l’infini... d’être un incessant devenir »[10].
Aborder Cobra sous cet angle anhistorique, c’est donc considérer qu’il n’y a pas eu un point de départ ni un point d’arrivée, mais des créations multiples où tout est, où tout fait origine. Au moment où se crée Cobra, chacun des cosignataires de l’acte de naissance officiel est déjà, à lui seul, plusieurs courants, tendances, influences. Chacun suit et crée une ligne multiple. Une ligne n’a ni début ni fin, elle avance, parfois à reculons, en spirale. Cobra est tout, sauf statique. C’est un mouvement qui se meut (l’expression est de Dotremont), peint le poème, écrit le tableau, file d’un thème à l’autre, d’un corps dans l’autre, égrène tous les possibles d’un destin non prescrit. Cobra dans le foisonnement de ses œuvres foisonnantes : un paysage, un Gille, un corps, un chat, un enfant... Tout fait mouvement, se pénètre, se retrouve et se quitte. Un art en devenir. Expérimental.
Cobra multiplie les pistes et met à nu, d'un geste sauvage, les contraintes — objectives, techniques, culturelles, sociales, théoriques... — contre lesquelles une œuvre peut, l'espace d'un instant, constituer une étape possible, jouable, mais toujours provisoire, induisant à son tour de nouvelles difficultés, des questions encore inouïes, des voies inexplorées. L'effet influe sur la cause tout autant, sinon plus, que la cause sur l'effet. Toute création authentique est originale. Elle est une ouverture dans la totalité de l'être, une ouverture qui, dans le flux du devenir, modifie ce que sera cette totalité, mais aussi ce qu'elle a été.
La progression sans heurt à laquelle l’histoire de l'art identifie celui-ci (tel peintre succède à tel autre, les difficultés théoriques rencontrées par telle école trouvent leur solution dans l'école suivante...) est une mystification. La création artistique dans son ensemble, mais nous nous en tenons à Cobra, ne va pas du passé au futur en passant par le présent. Comme la vie, elle est un devenir, une incessante expansion. C'est Alice grandit, entrelacs de formes, peint en 1961 par Alechinsky, mouvement désordonné, hors ordre, expression plastique du devenir, connotée par le personnage de Lewis Carroll[11]. De celui-ci, les Éditions Cobra republieront, en 1950, les « Notes de Zoologie », illustrées de bois de Michel Olyff. Carroll ou la plus formidable mise en scène des paradoxes de la logique, la démonstration implacable de ce que le logos, la raison, le discours ne peut prétendre régenter la vie, notre vie, que via la répression de tout ce qui tend à lui échapper : imaginaires, pulsions du corps, discours minoritaires, démences...
Alechinsky peint le devenir paradoxal d'Alice qui devient plus grande qu'elle n'était, tout en devenant plus petite qu'elle n'est maintenant. Ce n'est pas en même temps qu'elle est plus grande et plus petite : mais c'est en même temps qu'elle le devient : « Il appartient, écrit Gilles Deleuze, à l'essence du devenir d'aller, de tirer dans les deux sens à la fois... Le paradoxe de ce pur devenir c'est l'identité infinie : identité infinie des deux sens à la fois... de la cause et de l'effet »[12]. Avec pour conséquence, entre autres, la perte de l'identité personnelle, la perte du nom propre. Dépersonnalisation, devenir-autre, qu'expérimenteront les Cobras en réalisant des œuvres collectives inattribuables à l'un d'eux pris séparément.
Un concept, dès lors, s'est imposé à moi au fil des recherches, des lectures, des rencontres : le devenir-image du réel. Sur cette base, s'est d'abord esquissé, pour ensuite se révéler dans ses trajectoires multiples, le travail de la pensée-Cobra. Chacun, homme, femme, enfant, est un imaginaire singulier, un être – un corps – qui crée à tout instant son image de la réalité. Sur et à partir de cette image toujours en devenir, chacun agit. Quel que soit le domaine de cet agir, son champ d'application – esthétique, technique, politique... – tout ce qu’un être humain fait, pense, réalise est création.
Né directement après la Seconde Guerre mondiale et dans des pays ayant souffert de l'occupation nazie, Cobra est le dernier mouvement artistique européen de ce siècle. Car il est le dernier à avoir été porté par une réflexion éthique sur l'essence de l'homme et de sa liberté. Le nazisme avait atteint le bas niveau de l'humanité. La preuve était faite que les hommes peuvent tout croire et tout approuver, y compris l'idéologie de l'horreur, et tout accomplir, y compris l'horreur de l'extermination raciale. D'où peut surgir – et surgir encore – ce monstrueux possible de la liberté humaine ? D'une origine commune à la force qui, inversement, a poussé d'autres hommes et femmes à résister[13] et à refuser avec courage l'avilissement. Le monde n'est pas un tout opaque et clos à l'intérieur duquel l'humanité séjournerait les yeux fermés, sans projet, sans devenir. Le monde est ouvert, il se prête à la liberté de l'individu qui le modèle, qui le façonne. Une liberté qui, écrivait Schelling, est un pouvoir pour le bien et pour le mal.
La guerre, la résistance, la liberté... Strates de souffrance enfouies sous la terre : les temps d'horreur sont aveugles à la lumière du soleil. De là, cette Lumière de la liberté, vitrail d'une pureté extraordinaire, réalisé pour le Musée du Mouvement de la Résistance à Copenhague, par un géant de la forêt Cobra, Carl-Henning Pedersen. Œuvre de la mobilité, du foisonnement, aux couleurs éclatées, fragmentées comme autant d'individus assaillis de toutes parts et non opposés – postulat manichéiste – bloc contre bloc... La vérité est plus complexe, et Carl-Henning Pedersen porte à la lumière un monde où chacun ne peut que se chercher sous la pression des forces qui composent sa vie. À tout moment l'homme, imaginaire singulier, crée sa propre image sensible du réel, laquelle jamais achevée, est une origine se recréant sans cesse : Au commencement était l'image. En donnant ce titre à l'une de ses œuvres, Asger Jorn indique clairement que c'est la force imageante de l'humain qui, sans cesse, crée ce qui advient. En rappelant l’Évangile de Saint Jean – Au commencement était le Verbe – tout en le détournant, Jorn indique, résume, concentre le combat que durant toute sa vie, il mena contre l'emprise du logos, contre la puissance inhumaine du Verbe, contre la raison des plus forts.
L'image, tel est le lieu d'où redonner sens au monde, aménager un autre espace pour une autre humanité : c'est New Babylon de Constant. Il faut retrouver le sens de l'image première, sa spontanéité originaire, qui permettra d'autres devenirs, d'autres développements. Cobra sera cette quête : plastique primordiale, images primitives, mythes d'origine, art populaire, dessins de l'enfance, peintures de la folie, matériaux bruts...
Cobra et l'image... Il n'est pas de plus belle formule pour dire ce lien, que le poème écrit par Jørgen Nash à l'annonce du décès d’Asger Jorn, son frère :
« Il y a des portes qu'on ne peut pas ouvrir.
Il y a des espaces où on ne peut pas entrer.
Il y a des choses qu'on ne peut pas peindre.
Il y a des mots qu'on ne peut pas dire.
Avez-vous vu à la foire un de ces rois qui brisent des chaînes ?
Alors vous avez vu aussi le roi de ceux qui font des images... »[14].
Ce roi imageant est né à Silkeborg, lieu de la forêt-Cobra, désormais magique, lieu des rencontres et des intensités, là où un Musée aujourd'hui, ne cesse de dire Cobra leve, Cobra vit, Cobra est la vie.
I. Le devenir-image
Une œuvre Cobra
D'emblée, prenons une œuvre Cobra. Elle date de 1948. C'est l'année de la fondation du groupe, déjà précédée de rencontres fortuites mais décisives. En 1942, par exemple, Appel et Corneille font connaissance à l'Académie des Beaux-Arts d'Amsterdam ; en 1946, Jorn et Constant se rencontrent à l'occasion d'une exposition Miró à la Galerie Pierre à Paris, tandis que Corneille sympathise avec Doucet en Hongrie...
L’œuvre est une gouache signée Corneille, elle a pour titre Femmes, tranches de lunelune entrant dedans ma verte solitude. Sur un fond de verts variables, sur un fond de verdures, quelques traits noirs limitent des formes entre lesquelles le peintre a écrit les mots qui « font » le titre de l’œuvre.
Nous sommes de plain-pied dans Cobra : le peintre écrit. Le peintre n'est pas seulement peintre, il est écrivain. Les mots ici ne sont pas seulement des mots, dont la lecture, d'emblée, occulte la matérialité au profit du sens. Les mots tracés sont vus. Ils entretiennent une parenté secrète avec le dessin, la peinture. Le peintre les rend à leur matérialité plastique.
Cobra joue le jeu des mots et des images, profère – met en vis-à-vis – le calembour visuel conforté par le texte. Les visages féminins sont des quartiers de lune. Les corps sont baignés d'une couleur lunaire, blafarde : « Lune souveraine. Une fine poudre blanche recouvre tout le parc. Corps de femme (…) d'une pâleur de craie... », écrira Corneille dans son « Journal de la Tour ».
Dans l'angle supérieur gauche, une forme bat des ailes. Un visage de lune pleine, un corps féminin, des élytres d'insecte. Est-ce un oiseau, une femme, un papillon de nuit ? Plutôt un devenir qui passe par ces trois possibles. Une forme multiple. Autre constante de Cobra, la métamorphose : « Les formes, écrit Atlan, qui nous paraissent aujourd'hui les plus valables, tant par leur organisation plastique que par leur intensité expressive, ne sont à proprement parler ni abstraites ni figuratives. Elles participent à ces puissances cosmiques de la métamorphose où se situe la véritable aventure, d'où surgissent des formes qui sont elles-mêmes et autre chose qu'elles-mêmes, oiseaux et cactus, abstraction et nouvelle figuration1. » En présentant ce texte qu'il rapproche de Méta (morphose), groupe allemand avec lequel Cobra était en relation, Dotremont peut conclure : « L'unité de Cobra se fait sans mot d'ordre ».
« Lunelune », expression ludique, enfantine qui rend à la lune toute sa présence et interdit de la ranger purement et simplement au rayon des choses connues. La lune est davantage que la lune. Elle est un être changeant, parfois ronde, parfois effilée, en tranches. Elle est lumière inquiétante, ballon dans le ciel d'un dessin d'enfant, compagne des amoureux, divinité païenne, rappel des peurs enfantines, ancestrales... La lune prend place, variée, changeante, dans la manière dont chacun voit le monde, son monde.
En l'appelant « lunelune », Corneille montre à quel point les mots, le langage, le discours, le logos, se substituent à la réalité. On dit « lune » et on croit avoir tout dit, on croit en avoir fini avec le corps pour qui la lune est un élément imagé.
Mais pour celui qui, regardant la lune, y voit autre chose – un dieu, un animal, une femme, voire, comme Magritte, une chaussure de femme... – la lune est davantage qu'elle-même, elle est un possible que l'on peut appeler « lunelune ». Corneille, en poète, prend le langage à bras le corps, il en ouvrage la plasticité et le façonne à son image. Comme rien ne justifie le nom attribué à une chose, toute appellation est possible, jouable. Un mot est toujours une convention, une convenance, par laquelle chacun s'entend à appeler les mêmes choses par les mêmes noms.
C'est en effet la ligne directrice de notre texte, que les choses ne sont jamais vues de la même façon, ne sont jamais, en fait, semblables pour tous, mais sont toujours le résultat d'une construction imagée, singulière. La principale ambition de Cobra a été de rendre de la force et du souffle à cette faculté de créer et d'exprimer une image singulière du réel2.
Aucune image ne se partage : la solitude, celle écrite par Corneille sur le fond vert de l'œuvre, est inséparable du devenir par lequel chacun image, éprouve le réel.
Pourquoi le vert de la solitude ? À cette question, Corneille a répondu en évoquant les images premières de son enfance : « Enfant, j'aimais rester allongé des heures durant dans l'herbe d'un tout petit jardin... Mes yeux enfouis dans le vert – Vert, vert partout présent. Murailles vertigineuses vertes s'élevant jusqu'à l'infini du ciel. Une forêt d'épées mouvantes piquées par endroit de fleurs géantes... Je suivais des yeux les vols multiples au-dessus de l'herbe : vols par étages – vol de la guêpe rayée jaune et noire, vol d'un grand papillon jaune, vol haut d'un oiseau... Dans le jardin de mon enfance, l'été ne finissait pas de durer... »3.
Infinies sont les images possibles de la lune. Prenons, au hasard des lectures, un auteur aux préoccupations pourtant distinctes de ce que sera la pensée-Cobra : dans Le Blé en herbe, Colette place ses personnages sous une lumière qui unit le vert et l'astre. Il suffit de bien regarder : « Ma femme, viens regarder la lune, je te demande un peu si tu l'as jamais vue, depuis quinze ans, de cette couleur-là ? Elle est... ma foi, elle est verte ! Absolument verte ! ». Lune verte étonnante qui, dans le roman de Colette, annonce la fin de l'enfance. Corneille, dans le texte cité ci-dessus, allie lui aussi l'herbe et l'enfance. Il n'est pas seul à le faire : Cobra serpente à travers l'herbe-image de l'enfance perdue, cherchée, retrouvée, revécue, reperdue : Alechinsky peint « Les hautes Herbes (1951) ; Uffe Harder poétise L'homme d'herbe (« Bizarre homme d'herbe figure de masque d'herbe flottant de l'oreille et du nez la bouche remplie de silencieuse herbe les yeux flottants touffu touffu sous les aisselles touffu entre les jambes du nombril au rectum de vieille herbe... »4 ); Lucebert s'y étend dans Nazomer (« J'ai déposé dans l'herbe mes armes/et mes armes sentent l'herbe désormais/ j'ai déposé dans l'herbe mon corps »5 ); pour Gerrit Kouwenaar, « l'amour sans trop parler/ rend le monde étale comme de l'herbe »6 ; Hugo Claus : « Des herbes à dormir me frôlent/ entre étonnement et coït »7 ; Lucebert à propos des Enfants interrogateurs de Appel : « Tu sais maintenant ce que fait le rouge/ Le rouge aime à courir dans l'herbe verte »8.
Corneille, à nouveau qui, en 1977, signe une série de six lithographies ayant pour titre La Vie folle des herbes... Et lorsque, dans le roman de Jens August Schade, Robert Clair de Lune tend la flamme d'une allumette à la danseuse Tomba-Tomb, il « s'allume sous sa manche une source printanière dans de l'herbe verte et humide »9…
Les herbes abondent dans les œuvres Cobra, mais il ne s'agit pas d'un « thème », d'un « sujet » pictural, d'un modèle à reproduire. Le jardin des Cobra – on peut rappeler les magnifiques jardins-relief créés, avec des matériaux bruts, en 1949, par Zoltan Kemeny – est un lieu où se déploie la nature comme force, comme puissance d'engendrement. L'herbe est l'image d'un mouvement fait de vent et d'une multitude de lignes, une écriture naturelle : « Tout jeune, écrit Dotremont, je m'aperçois que, la nature, quelquefois écrit. Je lis, par exemple, les lettres que des herbes forment au gré du vent ». Cette découverte sera pour lui la première étape d'un chemin qui le mènera aux logogrammes.L'herbe est un rhizome visible, une progression horizontale faite d'une infinité de traits verticaux. Elle pousse à la fois vers le haut et vers l'avant, mouvement d'une Roue d'herbe peinte par Alechinsky, en 1983.
De la lunelune humaine, inscrite dans un devenir-image par lequel elle est à la fois elle-même et autre qu'elle-même, diffère la relation apaisée de l'animal aux éléments naturels10. L’œuvre de cet apaisement a pour titre La Lune et les animaux. Jorn l'a peinte en 1951. Il s'agit de deux oiseaux, l'un grand, de profil, avec un large bec ; l'autre plus petit, timoré, avec deux yeux de chouette, ouverts en coin. Ils se tiennent silencieux sous une lune jaune : « Cette toile beaucoup plus calme que ne le sont d'ordinaire les toiles de Jorn – en fait si souvent tourmentées – nous donne le sentiment d'une connivence cosmique entre les animaux, la nuit et le ciel, connivence dont nous sommes exclus »11.
Le sens de cette exclusion tient en quelques mots : le monde est accessible, ouvert à l'agir de tout être humain. Celui-ci, exilé de son enfance, vit dans un monde où les nuits, trop souvent, sont sans lunelune. Corneille, à nouveau : « Arbres géants à barbes vertes, vos fruits sont d'énormes chats qui disent les tristes nuits sans lunes »12.
Devenir en tous sens de Cobra. Quarante années se sont disséminées. Jorn et Dotremont sont morts, lorsque Corneille, en 1988, peint la Pluie sur la pyramide. Les pierres du désert dressent leur sommet tout en haut de la toile. Deux nuages noirs de pluie les menacent. La signature du peintre se trouve elle aussi dans la partie supérieure, séparée du reste du tableau par un trait noir horizontal, à la fois ligne de sol et ligne d'horizon. Mais sous celle-ci, c'est tout Cobra qui se presse, circule, s'enchevêtre autour d'un long serpent rouge à tête devenant-humaine, des oiseaux multiples, peut-être un chat, une roue devenue soleil, un jardin circulaire, une main marquée d'un signe ophidien et, au centre, inversées, comme vues dans un miroir, les lettres C o b r a : Cobra toujours en devenir.
(A suivre)
Copyright : Richard Miller
[1] Ce texte, qui sera publié ici en plusieurs parties, est celui de la monographie que j’ai consacrée au groupe Cobra, Nouvelles Editions Françaises, Paris, 1994.
[2] Asger Jorn, Pour la forme Ébauche d’une méthodologie des arts; rééd. in Documents relatifs à la fondation de l’Internationale Situationniste 1948-1957, Paris, Allia, 1985, p. 455.
[3] Op. cit., p.543
[4] Constant, Manifest, in Reflex, 1948, n°1.
[5] Mogens Balle, cité in Virtus Schade, Cobra-fra hoved til hade, Copenhague, 1971, p.71.
[6] Cf. Pierre Alechinsky, Lettre suit, Paris, Gallimard, 1992, p.109.
[7] Christian Dotremont in Pierre Alechinsky, Dotremont et Cobra-forêt, Paris, Galilée, 1988, pp.13-14; la phrase de Dotremont, manuscrite, est reproduite en fac-similé.
[8] Constant, C’est notre désir qui fait la révolution, in Cobra, n°4, p. 4, reproduit in Cobra 1948-1951, Paris, Jean-Michel Place, 1980.
[9] « C’est seulement par un mouvement en spirale d’un point de vue de l’observation à un autre que l’on parvient à la vérité... » in Asger Jorn Pour la forme, op. cit., p. 417.
[10] Christian Dotremont, Note sur les coïncidences, in Traces, Bruxelles, Jacques Antoine, p. 112.
[11] Sur le titre Alice grandit, cf. infra.
[12] Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 9 et sq.
[13] Que ce soit au Danemark, en Hollande, en France, en Belgique, nombre de Cobra ont, durant la guerre, pratiqué une forme ou l'autre de résistance à l'occupant.
[14] Jørgen Nash, trad. Christian Dotremont, repris in Cobra poésie, anthologie établie par Jean-Clarence Lambert, Paris, La Différence, 1992, p. 38.
1 Atlan, Abstraction et aventure dans l'art contemporain, in Cobra n°6.
2 Cf. par exemple Abstraction faite, où Pierre Alechinsky se référant à Lévi-Strauss rappelle combien l'éducation, la culture, limite les voies de l'expression, la spontanéité créatrice, présentes chez chacun au temps de l'enfance, in Cobra, n°10.
3 Corneille, Lettre à Michel Cassé, cité in Corneille, l'œuvre gravé, 1948-1975, Amsterdam, Meulenhoff, 1992, p. 221.
4 Traduction de Christian Dotremont, in Cobra-poésie, op. cit., p. 47.
5 Jean-Clarence Lambert, Langue étrangère, Paris, La Différence, pp. 160-161.
6 Ibid. pp. 196-197; traduction modifiée
7 Hugo Claus, Le signe du hamster, in Cahiers de Louvain, n°64, 1986, p. 61.
8 Lucebert, Colère au grenier et enfants interrogateurs, in Karel Appel 40 ans de peinture, sculpture et dessin, Paris, Galilée, 1987, p. 100.
9 Jens August Schade, Des êtres se rencontrent et une douce musique s'élève dans leurs coeurs, Paris, Gérard Lébovici, 1990, p. 129 et p. 33. La première édition en français de ce roman “Cobra” date de 1947.
10 Relation apaisée ne signifie pas absence de relation, l'animal se réfère lui aussi au monde sur un mode propre à son espèce; en ce sens, on peut parler de “mondes animaux”, cf. Jacob Von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965.
11 Françoise Armengaud, Bestiaire Cobra Une Zoo-anthropologie picturale, Paris, La Différence, 1992, p. 54.
12 Corneille, in Cobra n°4.
Richard Miller, le 2025-12-02
