Quelques notes de la chanson française
J’aimais les … refrains niais, rythmes naïfs.
Arthur Rimbaud, Alchimie du verbe[1]
En désignant du doigt les quelques vers écrits à la craie blanche sur le tableau noir, le professeur de français avait demandé le nom de l’auteur de ce poème très célèbre : « Qui sait de qui il s’agit ? Il est le poète de l’enfance … ». Nul, parmi tous les gamins de mon âge, enfants d’ouvriers du pays de Charleroi, n’osa répondre. Sauf moi. A la maison, mon père écoutait Jacques Brel. J’avais grandi avec tant de ses chansons, dont Fils de et Mon enfance[2]… Courageusement, je levai le doigt et prononçai « Jacques Brel ». Le professeur alors, considérant probablement qu’il était là pour nous éduquer et nous sortir de la « culture populaire », dédaigna ma réponse d’un « Soyons sérieux, la chanson n’est pas de la poésie » ! Et de révéler à l’ensemble de la classe le nom de Jacques Prévert. Ce grand moment de pédagogie « vieille école », eut lieu il y a plus d’un demi-siècle. En y pensant, aujourd’hui encore, je ressens douleur et révolte. Sentiment d’injustice vis-à-vis de Brel en particulier et de la chanson en général car si toute chanson n’est pas poésie, en « faire naître » une est « intrinsèquement plus délicat que d’écrire un poème »[3]. Sentiment d’injustice aussi car je nous sentais niés, occultés, ma famille, mes amis, mes voisins et moi-même par cette non-existence imposée à la culture de notre milieu social. Rappeler ici ce souvenir d’enfant n’est pas déplacé : une chanson est toujours, pour chacune et chacun, affaire de mémoire.
Issu du latin cantum, « chanson » est un mot tôt apparu en langue française. D’abord écrit « chançun », il sert à désigner dès le XIe siècle de la poésie écrite et chantée afin de divertir les seigneurs et courtisans. Au XVIe siècle, la chanson s’est déjà popularisée ; davantage publique, elle est plus spontanée, plus créative. Il faudra toutefois attendre encore un siècle ou deux pour que la chanson accède au rang de genre artistique reconnu, avec des auteurs comme Crébillon et ensuite Béranger. La grande mutation a lieu avec l’organisation de spectacles dits de « variétés », l’apparition de cafés concerts et d’auteurs-chanteurs, surtout à partir de 1880, tandis que le XXe siècle a été celui de la diffusion grâce au micro, à l’enregistrement, au succès du disque, ensuite du CD, de la radio, du cinéma et de la télévision, à quoi s’ajoutèrent les enregistreurs et lecteurs de cassettes audio. Sans oublier l’apparition du hit-parade, du Disque d’or (dont le premier en 1957 consacre Dalida) et des clips vidéo. Et ce, jusqu’à l’ère digitale : la chanson désormais est numérisée, et c’est sous cette forme qu’elle est diffusée.
A chacune de ces étapes, la chanson s’est caractérisée par des traits constants dont le premier est d’assembler des mots sur un air de musique. Le dicton « L’air ne fait pas la chanson » le dit bien : pour qu’il y ait chanson, l’air, la mélodie, doit « porter » des paroles. Celles-ci peuvent avoir une valeur poétique séparée, voire être publiées en tant que poèmes, elles demeurent lettres mortes si une mélodie, à l’unisson, ne se confond pas avec elles au point de devenir chanson. Aux paroles et à la mélodie s’ajoute un troisième terme : une voix ! Il arrive fréquemment qu’une chanson soit reprise par d’autres interprètes. Quelle que soit la qualité de leur interprétation, il est rare que l’on en vienne à oublier celle ou celui qui, dans notre mémoire, pour nous, est associé(e) à la chanson d’origine : une reprise qui n’est que reprise ne nous apporte rien. Par contre, si celle-ci est radicalement autre, on a affaire à une sorte de répétition/création : Les filles du bord de mer chantée par Arno ne fait pas oublier Adamo – au contraire – mais c’est comme s’il chantait autre chose, comme s’il agitait une autre magie, comme s’il créait un autre triptyque : paroles-mélodie-voix. Cela vaut également, autre exemple, pour la reprise de la chanson de Nino Ferrer Le Sud par Alain Bashung en 2005.
L’interprétation par un duo, composé le plus souvent par un homme et une femme[4], artistes menant chacune et chacun une carrière solo, est loin d’être une garantie de succès quelle que soit la sympathie que suscite le couple. Le triptyque paroles-mélodie-voix est en effet fragilisé par l’harmonie nécessaire des deux voix. Il ne suffit pas d’être dans le ton, il faut que quelque chose de plus passe entre celles-ci, qu’on « enregistre » un effet supplémentaire : la singularité de chacune des deux voix se renforçant par la présence du ou de la répondant(e). Je t’aime… moi non plus (1969), chantée par Serge Gainsbourg et Jane Birkin – bien qu’enregistrée à l’origine avec Brigitte Bardot qui en refusa la publication – est à cet égard un « petit bijou ». L’accent anglais de Jane Birkin ajoutant un parfum d’exotisme à l’érotisme des paroles et à la sensualité de la mélodie. Nettement moins subversif mais tout aussi efficace, le duo Alain Delon/Dalida[5] répétant « des mots toujours des mots, les mêmes mots… » (Paroles…Paroles…, 1973). Enfin, écrite peu après les attentats du 11 septembre 2001 et la seconde guerre d’Afghanistan, la chanson Manhattan-Kaboul (2002) est l’occasion de donner une présence à deux personnages distants : Renaud interprète un jeune Portoricain tué dans une des deux tours du World Trade Center de New-York, et Axelle Red, une petite fille afghane tuée au cours d’une attaque des forces américaines dans son pays. Davantage que si celui-ci avait été chanté par un seul interprète, le dispositif dual renforce davantage la dimension universelle du texte – toutes et tous, victimes anonymes de l’Histoire.
Parlant de la voix, il serait regrettable de passer sous silence ce qu’en écrit Hegel dans son Esthétique : « Nous pourrons désigner comme l’instrument le plus libre et le plus parfait par son timbre, la voix humaine, qui réunit en soi le caractère des instruments à vent et des instruments à cordes (…) [elle] renferme un résumé idéal des sons disséminés dans les autres instruments. Par-là elle est le son parfait, et c’est ce qui fait aussi qu’elle se marie avec les autres instruments de la manière la plus convenable et la plus belle ». Hegel ne se limite pas à la seule analyse physique de la voix et évoque le lien entre celle-ci et l’âme d’un individu ou l’âme d’un peuple : « … la voix humaine se fait reconnaître comme l’écho de l’âme elle-même. C’est le son émané directement de l’âme, son expression naturelle, une manifestation d’elle-même, et que celle-ci gouverne immédiatement (…) dans le chant, c’est de son corps même que l’âme tire les sons. Aussi la voix humaine offre-t-elle, dans son développement, une aussi grande diversité et des variétés aussi nombreuses que la manière de sentir et d’être impressionné des individus. On y remarque aussi les différences générales qui distinguent les peuples… »[6].
Autre constante de la chanson de variétés, la simplicité. Même écrite par un auteur – comme on dit – averti, la chanson est a priori accessible à toutes et tous. S’il arrive que des expressions ou des mots utilisés à une époque passée puissent paraître désuets, vieillis ou abscons pour un auditeur moderne, ils ne l’étaient pas au moment où ils appartenaient au langage courant.
Au point de vue de l’écriture, de la versification, une chanson est le plus souvent strophique, composée de couplets et de refrains, ce qui facilite sa mémorisation et sa diffusion. Aussi, une chanson réussie est-elle « contagieuse » ou, qualificatif plus actuel, « virale » ! Qualité qu’ont considérablement renforcée les instruments modernes de la distribution musicale.
Si la chanson est tenue d’appliquer des règles de composition, cela ne lui interdit pas, à l’instar de tout poème, de pouvoir traiter n’importe quel sujet. Et ce, sur tous les modes possibles : elle est anticonsumériste avec Alain Souchon (Foule sentimentale) [mise en avant par le Prix Nobel de littérature Annie Ernaux[7]], triste avec Daniel Guichard (Mon vieux), nostalgique avec Renaud (Mistral gagnant), comique avec Bourvil (La Tactique du gendarme), déjantée avec Richard Gotainer (Le Mambo du décalco), érotique avec Juliette Gréco (Déshabillez-moi – reprise par Mylène Farmer peu vêtue sur la scène de Bercy), politique avec Jean Ferrat (Potemkine), poétique avec Léo Ferré (C’est extra), réactionnaire avec Philippe Clay (Mes universités), insensée avec Julien Clerc (Poissons morts), enfantine avec Philippe Chatel (Emilie Jolie), paternelle avec Claude Nougaro[8] (Cécile), enthousiasmante avec Zaz (Je veux), polémique avec Jacques Brel (Les Flamingants), amoureuse avec Edith Piaf (Non, je ne regrette rien), homosexuelle avec Charles Aznavour (Comme ils disent), aventurière avec Raphaël (Caravane), funèbre avec les Rita Mitsouko (Marcia Baïla), anticancer avec Stromae (Quand c’est ?), féministe avec Anne Sylvestre (Une sorcière comme les autres), néo-féministe avec Angèle (Balance ton quoi)…
Les thématiques, bien entendu(es), ne sont pas exclusives l’une de l’autre : Juliette Gréco inclut dans ses récitals à partir de 1983 Le Temps des cerises, en annonçant « une chanson d’amour donc une chanson révolutionnaire, et une chanson révolutionnaire donc une chanson d’amour »[9]. Celle, qui noir vêtue, incarna l’existentialisme parisien, à qui le philosophe Maurice Merleau-Ponty apprit à danser, et à qui Jean-Paul Sartre avait confié la chanson Rue des Blancs-Manteaux, imaginée pour sa pièce Huis-Clos, avec une musique de Joseph Kosma, ne se trompait pas. En effet, l’auteur du Temps des cerises, Jean-Baptiste Clément, né à Boulogne-sur-Seine en 1836, avait trente ans lorsqu’il écrivit les paroles qu’Antoine Renard, rencontré à Bruxelles, allait mettre en musique. Arrêté en 1867 et condamné à trois années de prison pour son activité de pamphlétaire, il fut libéré juste à temps pour prendre part à la Commune. C’est sur une barricade que Clément vit arriver une jeune-fille, un panier à la main, venue secourir les communards affrontant les Versaillais. Il ne la revit plus jamais, mais à la publication de la chanson en 1885, il dédia Le Temps des Cerises à « la vaillante citoyenne Louise, l’ambulancière de la rue Fontaine-au-Roi, le dimanche 28 mai 1871 »[10]. Chanson de l’amour, chanson de la révolution…
L’éventail infini des émotions, des évènements, des actions, des pensées…, n’a pas été immédiatement accessible aux chansonniers. Il a fallu qu’un auteur-compositeur-interprète ouvre portes et fenêtres : Charles Trenet. Avec lui, « On a découvert que l’on pouvait tout chanter (…) C’est simple mais c’est bouleversant : on peut chanter ce que l’on veut »[11]. Avant lui, les éditeurs de musique, les directeurs de music-hall et autres intervenants du monde de la chanson imposaient des règles, préservaient des « valeurs » sûres, entretenaient les mêmes recettes, par exemple « On ne chante pas l’adultère si les amants ne sont pas châtiés, on ne chante pas les rivières qui remontent vers leur source, on ne chante pas le rêve… ». Même si les surréalistes avaient brisé quelques barrières, leur découverte de l’imaginaire valait surtout pour la littérature et les arts plastiques mais n’avait pas d’effet dans le domaine de la chanson[12] et de la culture populaires. Avec Charles Trenet, la France apprenait à rêver en-dehors des chemins rabattus par la raison « Y a d’la joie ! La Tour Eiffel part en balade ! Comme une folle, elle saute la Seine à pieds joints… »[13]. Le « Fou chantant » va rapidement devenir pour la jeunesse, la première star de la chanson française. Son répertoire, davantage connu pour sa gaieté et son entrain, est pourtant curieusement tissé de fils sombres. C’est le cas dès la première chanson qu’il enregistre seul, en 1937, sous son vrai nom : « Ficelle, Tu m’as sauvé de la vie, Ficelle, Sois donc bénie / Car, grâce à toi, j’ai rendu l’esprit, Je m’suis pendu cette nuit, et depuis / Je chante ! Je chante soir et matin, Je chante sur les chemins… »[14].
Pointer la présence de cette zone d’ombre chez Trenet, permet de rappeler rapidement que le monde des variétés est aussi hanté par des souffrances, des déchirements qui souvent se terminent par des drames. Prenons par exemple Le Sud (1975) qui fut le dernier grand succès de Nino Ferrer et dont l’enregistrement lui avait été imposé par sa maison de disques en contrepartie de l’album Nino and Radiah (1974) passé quasiment inaperçu. L’épisode est symbolique de la vie du chanteur dont quelques « tubes » populaires assuraient la renommée tandis que ses œuvres plus ambitieuses se soldaient par un échec commercial. Ainsi contraint par un de ses tubes, Gaston, y a l’téléfon qui son (1967), Nino Ferrer écrira une chanson intitulée Homlet (1995) : « Être ou ne pas être / Telle est toujours la question / Et y a toujours jamais person / qui y répond… ». Le 13 août 1998, il s’est tiré une balle en plein cœur dans un champ près de chez lui. Le suicide (Luigi Tenco[15], Mike Brant, Dalida) ou une mort tôt venue (Joëlle Mogensen, Joe Dassin, Fred Chichin…) marquent l’histoire de la chanson française tout autant que celle du rock et de la pop music. Autre exemple de douleur ravageuse, L’Aigle noir (1970), chanson dont Barbara livrera la clé dans ses mémoires inachevées Il était un piano noir. Violée par son père durant plusieurs années, depuis l’âge de dix ans, la petite Monique Serf [Barbara] n’a reçu d’aide de personne, même pas de la gendarmerie de Tarbes où elle s’était rendue pour dénoncer les faits – c’est son père qui est venu la rechercher en expliquant qu’elle avait l’habitude d’inventer des histoires ! L’image de l’aigle noir, c’est le corps du père couvrant son corps d’enfant : « Un beau jour ou peut-être une nuit / Près d’un lac, je m’étais endormie / Quand soudain, semblant crever le ciel / Et venant de nulle part / Surgit un aigle noir »… La publication posthume des mémoires de Barbara est une des premières révélations d’inceste et de violence sexuelle dans le cadre familial, faite par une vedette de renom[16].
Polymorphe, la chanson peut servir plusieurs objectifs. Elle peut séduire, bercer (Fais dodo, Colas mon petit frère…), enthousiasmer, commémorer (« Le chant des partisans »), inviter à la danse, encourager le travail, aider à la marche (1 km à pied, ça use, ça use…). Mais avant tout, elle veut plaire. A cet égard, je voudrais pointer ce qui peut apparaître comme un détail mais qui est une qualité décisive du succès d’une chanson : la surprise, le hiatus qui la singularise, le gimmick qui provoque l’attention, suscite la mémoire. Charles Trenet nous offre, avec « ficelle » un bel exemple. On aurait attendu en lieu et place de ce mot une « corde », la corde du pendu. La ficelle, chantée à deux reprises, est trop fragile. Elle n’est même pas appelée par la rime. Bref, elle surprend. Pour Serge Hureau, elle est le rappel d’une superstition répandue parmi les « techniciens » du spectacle qui, à l’époque, étaient recrutés parmi des anciens marins insensibles au vertige quand ils montaient dans les cintres : le mot « corde » ne se prononçait pas car, n’appartenant qu’aux pendus, il portait malheur ! L’explication est vraisemblable. Mais elle ne dit rien de la surprise suscitée. Autrement dit, j’y vois un truc (et ficelle) d’écriture, une illumination d’auteur qui sort l’auditeur de son confort intellectuel, de son repos poétique, de sa parole usagée, et l’attache à la chanson. Autres exemples de distorsion du langage : Félix Leclercq, chantant que ses souliers « ont beaucoup voyagé »[17] ; Julien Clerc avec « Elle voulait qu’on l’appelle Venise »[18] ; Renaud lorsqu’il écrit et chante « Tu sais ma môme que j’suis morgane de toi »[19], ou encore Serge Gainsbourg, orfèvre en ruptures stylistiques, écrivant pour Françoise Hardy « Sous aucun prétex- / Te je ne veux »[20]…
Dans le même ordre d’idées, on ne peut oublier – au propre comme au figuré – l’accroche, les mots qui ouvrent et surprennent, ceux que l’on répètera et qui identifieront la chanson. C’est le cas de la chanson de Félix Leclercq, mais il y en a tant d’autres qu’il faudrait citer ! Gilbert Bécaud, « Qui a volé, a volé, l’orange du marchand… » ; Georges Moustaki, « Avec ma gueule de métèque » ; Renaud, « C’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme… » ; France Gall : « Je suis une poupée de cire, une poupée de son »… Avec cette chanson qu’elle interpréta pour la première fois lors du concours de l’Eurovision en 1965, France Gall, qui représentait le Luxembourg, remporta le premier Prix. Cela ne fut pas sans mal puisque durant les répétitions, les musiciens qui n’appréciaient pas le travail d’auteur-compositeur de Serge Gainsbourg, la huèrent. A cela, il faut ajouter que sa rivale, Kathy Kirby, donnée favorite, la gifla dans les coulisses, et que son petit ami, Claude François, rompit avec elle sous prétexte qu’elle avait chanté faux les premières notes ! Il n’empêche que Gainsbourg, son parolier, en se jouant du sens des mots avait signé une chanson beaucoup plus « parlante » que ce que l’on croyait entendre. La cire et le son ne renvoient pas seulement aux ingrédients utilisés dans la fabrication des poupées, ces mots disent aussi la « cire » dont on fait les disques, et le « son » nécessaire à toute musique, à toute chanson. France Gall, retransmise par toutes chaînes publiques européennes, dénonçait en fait l’univers artificiel du show-biz[21]. Peut-être est-ce l’occasion de citer Marx, analyste économique : « Une chanteuse qui chante comme un oiseau est un travailleur improductif. Lorsqu’elle vend son chant, elle est salariée ou marchande. Mais la même chanteuse, engagée pour donner des concerts et rapporter de l’argent, est un travailleur productif, car elle produit directement du capital »[22].
Durant cette même année 1965, commence déjà à se marquer le déclin du yé-yé, même si ce courant musical apparu au printemps 1960, a donné naissance à des vedettes d’exception, au premier rang desquelles Johnny Hallyday, de même qu’à des chanteuses dont la carrière ne faisait que débuter, Françoise Hardy, Sylvie Vartan, France Gall. Un mot sur l’origine du mot yé-yé. C’est Edgar Morin qui le lança dans un long article publié par Le Monde, en juillet 1963. S’inspirant du « yeah » crié par les amateurs de rock américain, le sociologue qualifia la jeune génération d’alors de « yé-yé ». Deux semaines auparavant, la revue porte-parole de cette génération, Salut les copains, avait organisé Place de la Nation à Paris, un concert gratuit selon une formule encore inédite en France : un podium en plein air avec une imposante sono. Au programme, Johnny Hallyday, Sylvie Vartan et Richard Anthony. Les quinze mille personnes (les « fans » dira-t-on plus tard) attendues furent dix fois plus nombreuses. Cela donna lieu à des débordements, des bagarres, des arrestations… La presse bien-pensante eut beau jeu de titrer « Salut les voyous », tandis que le franchouillard Philippe Bouvard évoquait dans France-Soir les foules nazies applaudissant Hitler ! Edgar Morin eut quant à lui la clairvoyance de l’intelligence, et analysa un phénomène aujourd’hui banal mais totalement nouveau alors : les jeunes désormais allaient exprimer leur manière de penser et de vivre ! Aussi leur musique ne pouvait-elle qu’être différente de celle des générations précédentes[23]. Quant à Jean-Paul Sartre, chanteur amateur, musicien à ses heures et grand amateur de musique classique et moderne[24], il n’appréciait pas le phénomène yé-yé. Il y voyait une tromperie commerciale qui, tout en imposant à la jeunesse une vision bourgeoise de la société, en voulait faire une « classe de consommateurs ». Le 19 novembre 1964, le premier numéro du Nouvel Observateur publie de lui un Entretien intitulé L’Alibi. Dans ces pages où il affirme que la seule idéologie viable est l’idéologie marxiste et où il va jusqu’à nier que des privilèges puissent exister en URSS au profit des dirigeants, Sartre s’en prend à la société française : « Profitant de ce que les adolescents obtiennent plus d’argent de poche de leurs parents qu’autrefois, on a fabriqué des produits spécialement pour eux – Salut les copains, Chouchou, des millions de disques, etc – en leur faisant croire que c’étaient eux-mêmes qui les fabriquaient. En fait, ce qu’on donne à consommer aux jeunes est soigneusement contrôlé par le gouvernement et par les papas. Les chansons par exemple. Je pense à celle-ci : Nous danserons jusqu’à minuit… et à une autre : Attends-moi, je n’ai pas l’âge… pourquoi jusqu’à minuit ? Pourquoi pas quatre heures du matin ? Ce ne sont pas les adolescents qui en ont décidé : c’est la défense paternelle qui apparaît jusque dans leur timide passion. Et qui décide que la petite amoureuse « n’a pas l’âge », sinon la mère qui lui interdit de sortir seule ? Attends-moi : je n’ai que seize ans. Quand j’en aurai dix-huit, nous nous marierons et tu me feras quatre enfants (…) Les chansonniers sont des « teenagers », mais en liberté surveillée »[25]. La première chanson citée par Sartre pourrait être La Permission de minuit de Christine Lebail (1964), et la seconde, l’adaptation française de Non ho l’età, chanson italienne qui valut à Gigliola Cinquetti le prix de l’Eurovision 1964. Louis-Jean Calvet, initiateur d’une « cantologie » – étude structurée de la chanson française – s’est interrogé sur le bienfondé de ce texte : regard de « vieux con » ou au contraire « lucidité » ? Il faut reconnaître, écrit-il, que nombre de succès de l’époque confortaient la critique sartrienne. Et de citer Belles, belles, belles de Claude François, Petite fille de Français moyen de Sheila, La plus belle pour aller danser de Sylvie Vartan…[26] Déjà en 1960, dans un Entretien accordé à Madeleine Chapsal, le penseur de l’existentialisme confiait avoir voulu exprimer « une espèce de consternation qui saisit les hommes de [s]on âge (…), quand ils regardent cette époque que nous avons tous faite et qu’ils disent : ‘Ah bon, c’est ça’ ». L’exemple mis en avant par Sartre est celui de la violence, notamment celle qui accompagne certains concerts, dont ceux de Johnny Hallyday : « Pour nous, la violence pouvait être employée s’il s’agissait de sauver les intérêts des masses, d’une révolution, etc. Pour eux [les jeunes], on ne l’emploie pas : elle est bonne quand elle n’a pas de sens » [27]. C’est la même idée que l’on retrouve quatre ans après, dans L’Alibi. Après avoir évoqué la « liberté surveillée » des teenagers, Sartre poursuit : « On réussit à entretenir l’illusion en permettant aux jeunes de casser quelques fauteuils et de vociférer dans les salles de concert. Ils ont l’impression de faire une révolution. En fait, on les dupe »[28].
Mais à partir de 64, une tempête musicale venue de groupes anglais et américains, bientôt amplifiée par le mouvement hippie va bouleverser la scène musicale internationale. Des sonorités nouvelles, des rythmes inouïs, transforment le quotidien des sociétés occidentales – c’est l’occasion de mentionner que ce phénomène constituait un témoignage vivant de ce contre quoi Platon mettait en garde dans La République : introduire de nouvelles formes musicales dans la cité revient à mettre en péril les assises de la société ! Le secteur de la chanson en France, en ce compris le public, sera plus lent à réagir, malgré quelques belles exceptions comme cette anticipation de la liberté sexuelle des jeunes filles, chantée par Michel Polnareff, La poupée qui fait non (1966), accompagné à la guitare par Jimmy Page et à la basse par John Paul Jones (tous deux futurs membres de Led Zeppelin)[29]. Toutefois, en raison du système de consommation musicale dominé par les « idoles » issues de la période yé-yé, la chanson française demeure le vecteur premier de la culture et du divertissement populaires.
En 1968, à Paris comme dans les autres capitales occidentales, les jeunes se révoltent contre l’ordre établi. Leur objectif ? Mettre à bas les piliers de la société traditionnelle, la famille, l’école, le pouvoir…, en subvertissant dans la foulée l’ensemble des modes d’expression culturelle et artistique. Les jeunes souhaitent d’autres sons, d’autres paroles, d’autres voix. La pop music va traverser les frontières, investir les scènes européennes et américaines, se mythifier à l’occasion de rassemblements légendaires (Woodstock, Île de Wight…). La France de nouveau est, musicalement parlant, à la traîne. Marc Alvarado, auteur d’une somme sur ce rendez-vous manqué du rock français, le confirme : « Bizarrement, la révolution de Mai 68, ne sera pas musicale »[30]. Au contraire de ce qui s’est fait au niveau du cinéma avec l’interruption du Festival de Cannes et l’engagement de nombreux réalisateurs (Godard, Truffaut, Eustache, Polanski, Rivette, Saura…) autant par leurs prises de position que par les films réalisés (One +One de Godard filmant la création de Sympathy for the Devil par les Rolling Stones)[31].
Le pop français ne verra pas le jour. L’industrie musicale dans l’Hexagone reste orientée « variétés ». Les concerts sont conçus autour d’une vedette accompagnée de musiciens anonymes : tout le contraire des prestations des groupes pop. L’infrastructure technique n’est pas adaptée et les ingénieurs du son pas formés à l’acoustique électrique. A cela s’est ajoutée la censure de la France « pompidolienne » : tous les festivals pop prévus en 1969 en France ont été interdits. Au point que le seul festival de ce genre musical, que les organisateurs parviendront à sauver aura lieu en Belgique, dans la commune d’Amougies. Avec les années 70, la situation ne s’améliorera pas, malgré quelques tentatives de mettre sur pied l’un ou l’autre groupe de rock français, parmi lesquels Zoo auquel Léo Ferré apportera sa notoriété avec l’album La Solitude. Jusqu’au moment de la reconnaissance du groupe Téléphone, le rock français des années 68-76 a été « comme rayé de la carte »[32]. De ce naufrage, quelques noms surnagent. Gérard Mancé dont Animal, on est mal – premier 45 t. autoproduit par l’auteur – a été l’un des rares titres pop diffusés sur les ondes durant la grève générale. Alan Stivell, qui évoluera par la suite vers des sonorités régionales bretonnes. Pierre Henry qui a enregistré en 1971 le 33 t. Ceremony avec le groupe Spooky Tooth. Le groupe Martin Circus dont l’album Live est enregistré au Rock’n Roll Circus (1969). La chanteuse engagée Catherine Ribeiro. Le groupe Komintern dont « le bal du rat mort », davantage qu’un clin d’œil à James Ensor, est une arme contre la censure et la société bourgeoises : « La bourgeoisie a vu dans la pop music le ferment d’une révolte de la jeunesse. le pouvoir a donc lutté contre ces rassemblements de jeunes, ces lieux où pouvait se cristalliser la révolte (…) Pour nous, c’est pas du tout la joie du rassemblement, la libération, l’amour, les hippies etc. pour nous, c’est la réalité du quotidien, les conditions de travail des ouvriers… »[33]. Citons également Richard Pinhas, élève, ensuite ami de Gilles Deleuze à qui il proposera, avec le groupe Schizo, de choisir et d’enregistrer des extraits de Nietzsche sur un fond sonore électrique. Ce sera un premier disque en 1972 : Le Voyageur[34].
Mai 68 aura néanmoins suscité un regain (une rengaine) d’idées nouvelles, de textes innovants et de critiques de la société de consommation tout autant que de la France de papa/maman. Des voix nouvelles sont apparues, Jacques Higelin (Je suis mort qui dit mieux), Brigitte Fontaine, Robert Charlebois, Maxime Le Forestier… Des auteurs plus âgés auront trouvé un deuxième souffle avec des textes anti-establishment, comme Léo Ferré avec C’est Extra (1969) et Les Anarchistes (1969), ou Georges Moustaki avec Le Métèque (1969).
Marquons un temps d’arrêt. Même si tous les exemples cités ressortissent du domaine de la chanson française, les qualités évoquées (paroles accompagnées d’une mélodie, simplicité, aisément mémorisable…) caractérisent tout aussi bien l’art de chanter dans d’autres langues que le français. Forte des qualités acquises au cours des temps, la chanson, quelle que soit sa langue, demeure. Elle franchit les années, tant dans la mémoire collective que dans la mémoire personnelle. Vérité qui vaut sous toutes les latitudes.
Quid dès lors de la chanson française ?
Pour apporter quelques éléments de réponse à cette question, on ne peut commencer que par une tautologie : la singularité première de la chanson française est la langue française. Ce qui implique contrairement à l’universalisme évoqué ci-dessus, des limites de temps et de territoire. Si la « chanson française », si la langue chantée se développe fortement à la Renaissance c’est concomitamment à l’affirmation de la langue parlée dans les limites d’un territoire, d’un pays en train de se constituer comme tel, la France.
Il n’est pas anodin que le premier texte connu de la langue française soit une séquence chantée dont le manuscrit est conservé à la bibliothèque de Valenciennes, la Séquence de sainte Eulalie qui fut composée au IXe siècle à l’abbaye de Saint-Amand. Il s’agit de paroles cadencées sur un rythme simple. Nous reviendrons sur la notion de rythme, mais on peut noter que c’était là un système mnémotechnique – présent chez tous les peuples – pour favoriser la mémoire orale à une époque où l’imprimerie n’existait pas et où les idées se transmettaient par la seule oralité. A partir des chants dus aux bardes gaulois et des chants d’église, les uns et les autres en latin, s’est peu à peu dégagé un art populaire du chant : les traits essentiels de notre civilisation « se sont affirmés dans cet art en même temps que du latin se dégageait une langue romane qui, progressivement, devait donner naissance à la langue française »[35]. Certes, avec les troubadours, la chanson se fit savante, aristocratique, mais la distance entre le château et le village n’était pas aussi infranchissable qu’on peut le croire. Les troubadours étaient aussi à l’écoute des chansons issues du peuple et propagées par les ménétriers. De ces « échanges » naquit un répertoire mêlant chants religieux et chansons profanes : le « Benedicamus Domino » a influencé La Pernette[36] ; le « Dies irae », J’ai vu le loup, le renard, la belette ; le « Kyrie », La Fille soldat, et « Ave maris stella », le Roi Renaud…[37] Cela n’empêchait pas la chanson populaire de se dévergonder. Prenons pour témoin, même si la citation est de nouveau assez longue, un grand humaniste, pourtant davantage connu pour son ouverture d’esprit, qui condamna dans ses écrits les excès de paillardise colportée par les chansonniers , Érasme, qui écrivait : « Aujourd’hui, c’est une coutume de publier tous les ans des chansons nouvelles, que les jeunes filles apprennent par cœur. Le sujet de ces chansons est à peu près de la sorte : un mari trompé par sa femme, ou une jeune fille préservée en pure perte par ses parents, ou encore une coucherie clandestine avec un amant. Et ces actions sont rapportées de façon telle qu’elles paraissent avoir été accomplies honnêtement et l’on applaudit à l’heureuse scélératesse. A des sujets empoisonnés viennent s’ajouter des paroles d’une telle obscénité par le moyen de métaphores et d’allégories que la honte en personne ne pourrait s’exprimer plus honteusement[38] (…) Si les lois étaient vigilantes, les auteurs de telles pitreries devraient être frappés à coups de fouet et soumis au bourreau, et au lieu de chansons lascives, contraints à chanter des refrains lugubres (…) Or, dans la musique qui se pratique chez nous, en admettant que nous négligions l’obscénité des paroles et des thèmes, que de légèreté, et même que d’insanité ! (…) même si les paroles se taisaient, on découvrirait pourtant, par la seule considération de la musique, le caractère ordurier du thème (…) C’est au son de cette musique que dansent des vierges, elles s’y accoutument, et nous n’estimons pas qu’il y ait là le moindre danger pour les mœurs. Pis encore : n’avons-nous pas introduit dans nos églises ce genre de musique… »[39].Bref, la censure n’a pas attendu les temps modernes pour pratiquer la chasse aux sorcières ! Heureusement, cela n’a jamais étouffé la liberté de chanter. Dès le XVe siècle, un Josquin des Prés notamment composait d’admirables mélodies, mais ce n’est qu’au cours de la décennie 1520-1530 que la chanson française prend son envol sous le règne de François Ier, lui-même auteur de rondeaux et de chansons parmi lesquelles : « Helas ! Parquoy d’amours sont si rares les fruits ? / Et pourquoy du jouÿr sont si briefves les nuits / Qui rendent au partir tel descontentement / Que vivre sans tel bien est mort du vray amant ? »[40]. A ses yeux, la France devenue un grand Etat ne devait plus avoir pour langue ni le latin ni l’un ou l’autre dialecte. En 1530, il fonda le futur Collège de France, en opposition à la Sorbonne aux mains d’ecclésiastiques, farouches défenseurs du latin. En 1539, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts, il rendit obligatoire l’usage du français pour tout acte juridique ; tout doit être désormais écrit « en langage maternel français et non autrement »[41]. On ne peut refermer ce rappel historique sans faire référence au conflit religieux qui s’est embrasé avec l’opposition déterminée de Martin Luther. Il est difficile aujourd’hui de comprendre la violence des tensions autour du fait de lire la bible dans sa propre langue, de laisser un profane chanter un texte religieux ou d’accompagner un psaume d’un instrument de musique. Quoi qu’il en soit, l’impact de la Réforme sur l’éclosion de la chanson française a été décisif. Des recueils de chants protestants sont apparus un peu partout. A la cour, catholique, de François Ier, c’est un poète protestant, Clément Marot qui, en 1536, après son recours en grâce par le roi, est chargé de traduire en français les psaumes de l’Ancien Testament. Aussi, l’Eglise catholique a-t-elle été mise en demeure de réviser sa doctrine en matière de musique sainte. Ce sera un des apports inestimables de la Contre-Réforme à la création artistique. Le Montois Roland de Lassus jouera un rôle déterminant à cet égard, lui qui écrira : « Et puisque Dieu le Très Haut et le Tout-Puissant a voulu être payé sur terre de ses immenses bienfaits, c’est premièrement par la voix, le plus noble organe de l’homme, ensuite par les sons et les divers supports de divers instruments que l’homme a exprimé sa piété et sa gratitude en les organisant en nombres et proportions, de telle sorte que les sons, même variés et s’en allant dans toutes les directions, s’assemblent néanmoins en une merveilleuse harmonie »[42]. Lassus, qui dans le domaine religieux composa 53 messes, une centaine de Magnificats et plus de 700 motets, excella également dans la musique profane en faisant alterner une musique légère et directe avec une écriture savante. Ses chansons en langue française lui ont valu de très grands succès : il peut être considéré comme un des pères fondateurs de la chanson française.
Si d’autres formes d’art représentent la vie, la chanson est l’art qui accompagne la vie : elle est l’art de la vie. Alliant la puissante séduction de la musique à la transparence de la langue maternelle, une chanson rend les moments de vivre plus beaux, plus intenses, quand ce n’est pas seulement plus supportables. Une chanson fait écho. Elle agit comme une onde qui se propage, une vague, un champ d’intensité émotionnelle qui réitère ce qui a été, et incite à ce qui peut être. Elle est rappel du passé, excitation du présent, aventure de demain. Comme si durant quelques minutes à peine, elle nous mettait au diapason de notre rythme personnel. Comme si nous étions reconduits au battement profond de notre être en lequel vie et mort se répondent : ce que nous appelons le temps est une succession d’instants dont chacun est une fraction de vie qui a été, et ne sera plus. Qu’au rythme des pulsations du cœur, la mort ne cesse de se dérober devant un nouveau moment à naître, lequel est aussitôt happé par le passé, est une composante de l’existence humaine. En cela réside l’origine de l’attirance irrépressible, du pouvoir ensorcelant qu’exercent sur nous la musique, les rythmes et le chant.
Une chanson commence… Les strophes alternées de refrains qui se reprennent… Les notes qui se succèdent, composant la mélodie… Les paroles qui s’égrènent et se répètent, jusqu’à ce que la chanson se retire dans le silence… Avant d’être entendue à nouveau, plus tard, plus loin. En ce sens, toute chanson est revenante, qui apporte avec elle les traces d’une autre époque, d’un autre endroit. Entendue pour la première fois « il y a un an, il y a un siècle, il y a une éternité », pour reprendre les mots de Joe Dassin[43], elle est présente, lancinante, prompte à faire revivre, à faire revenir, tels des fantômes, des personnes absentes, des instants disparus. Dans ses Carnets de la drôle de guerre, Sartre a noté une telle expérience : « Le pick-up[44] diffuse Ta main dans ma main de Charles Trenet. Je me revois avec Bost et le Castor[45] dans un quartier populaire de Marseille, par une belle nuit d’août, essayant de me rappeler l’air de cette chanson. Une émotion violente et brusque me mouille les yeux. J’écrase mes larmes en feignant d’essuyer mes lunettes (…) c’est qu’aussi toutes ces choses passées, tous ces biens auxquels je pensais comme à des morts hier encore m’ont paru merveilleusement et illusoirement accessibles pendant un instant »[46]. Toutes et tous, nous connaissons ces moments où s’entremêlent la joie, le souvenir, la nostalgie, la douleur, les larmes, le cœur qui se serre, l’envie de vivre plus intensément, le désir d’aimer à en mourir, le regret de tout ce qui aurait pu être…, avivés par l’enchantement d’une chanson. Deux mots, « enchantement » et « chanson » dont l’étymologie dit l’origine commune, la parenté, la proximité ! Qu’une chanson aimée, puis disparue, puisse revenir nous enchanter, nous bouleverser, avant de s’en repartir, fait résonner en nous le mythe d’Orphée usant de ses chants pour que revienne des enfers l’Eurydice de ses amours.
Même si toute chanson ne présente pas, pour telle ou telle personne, un degré d’intensité semblable, le nombre de chansons que quelqu’un a pu entendre et apprendre à chantonner pour soi-même est immesurable. Parmi celles-ci, certaines nous accompagnent davantage, tant par la mélodie que par les paroles. On peut alors reproduire vaguement un air, répéter quelque refrain à différents moments de la journée – sans évoquer le phénomène moderne du karaoké. La chanson n’est plus, en ce cas, celle interprétée par telle vedette accompagnée de musiciens : elle est devenue, pour celle et celui qui la reprend, ritournelle. Dans Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari ont appréhendé la ritournelle en tant qu’elle est un « agencement territorial » : la ritournelle fonctionne comme le chant des oiseaux qui sert à marquer un territoire. Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant … il s’avance, tentant de s’orienter, de retrouver un centre calmant, connu, stable « au sein du chaos ». Il peut sauter sur place, accélérer, ralentir. « Sa » chanson introduit un début d’ordre, une cadence, un rythme dans lequel il se retrouve. Il en va de même, tel est l’exemple donné, pour la « ménagère » soumise aux travaux domestiques : elle chantonne pour recueillir en soi les forces du travail à fournir, pour dresser un mur sonore contre les forces du chaos qu’est sa vie[47]. La ritournelle, même si elle est toujours un retour sur soi, sur son origine, sur sa naissance, sur qui l’on est face au chaos de la vie, « peut prendre d’autres fonctions, amoureuse, professionnelle ou sociale… ». En ce cas, Deleuze et Guattari parlent de « ritournelles à fonctions spéciales : la Berceuse qui territorialise le sommeil et l’enfant, l’Amoureuse qui territorialise la sexualité et l’aimé… »[48]. Ce phénomène est à ce point originel, à ce point noué à notre nature, à notre condition humaine que la question pourrait être posée de savoir pourquoi la musique, au sens de l’art musical, ne se détache pas de ces balbutiements chantés : « C’est curieux comme la musique n’élimine pas la ritournelle médiocre ou mauvaise, ou le mauvais usage de la ritournelle, mais l’entraîne au contraire, ou s’en sert comme un tremplin ». Chanson enfantine, ritournelle d’enfance ou d’oiseau, chant folklorique, chanson à boire, valse de Vienne, « clochettes à vache », « la musique se sert de tout et emporte tout »[49]. Rimbaud : « J’aimais les … refrains niais, rythmes naïfs ». Mystère de l’art musical. Comme si le musicien avait besoin d’un premier type de sons « pour le transformer du dedans » et produire une œuvre, qui à son tour résonnera face au chaos, et créer une chanson en laquelle toute personne et n’importe qui aura le plaisir (illusoire ?) de se retrouver.
Comment de telles « retrouvailles » sont-elles possibles ? Certes, cela a été rappelé, le rythme d’une mélodie, l’expressivité des paroles (elles nous « parlent »), la singularité de la voix rendent compte de la séduction individuelle et collective d’une chanson. Mais pour que cette séduction opère, une condition première exige que la chanson soit audible : autrement dit, il faut que l’organisme vivant qui la rencontre, qui croise sa route, soit doté du sens de l’audition. Ce n’est pas le cas d’une surdité éventuelle qui est déploré ici, mais ce qui est visé est la structure fondamentale de l’être humain en tant qu’être sensible, doté de cinq sens qui lui rendent le monde accessible. L’être humain est doté de cet accès au monde et à la vie. Cet accès, toutefois, n’est pas neutre : l’être humain s’approprie les sensations esthétiques qu’il perçoit par ses sens. Entendre, voir, sentir, goûter, toucher sont toujours, sauf exceptions pathologiques, une appropriation, une transformation du réel. Que sont des paroles chantées, que sont des vibrations musicales ? En soi, rien d’autre que des bruits – qui très probablement demeurent tels pour les autres êtres vivants que sont les animaux. La faculté première, originelle, qui fait de nous des êtres humains est de dépasser spontanément ces bruits vers des sons. Ce qui signifie que nous sommes toujours occupés d’interpréter la réalité, de la lire, de dépasser les bruits vers des sonorités musicales, de comprendre par-delà les bruits de bouche, des mots, d’entendre les caractéristiques particulières d’une voix ! Ce phénomène, que j’ai désigné par le concept d’imaginisation du réel, est à l’origine du rapport mystérieux que nous entretenons avec la musique. Sans cela, nous n’entendrions que des bruits semblables, pour reprendre l’expression de Deleuze/Guattari, à des « cloches de vache ». Sans cela, nous serions interdits de chansons. Dans le domaine de la vision, le même travail d’imaginisation du réel s’effectue dès le premier regard porté sur les choses : la couleur qui semble être une pellicule posée sur les choses, se crée en fait dans notre œil via les ondes lumineuses, via la lumière. Tout comme le bruit, porté par les ondes sonores, devient son, musique, chanson, dans notre oreille.
Ce sont là des principes physiques naturels qui régissent le fonctionnement de notre corps, sensible, capable de sentir, doté de facultés esthétiques. Comme on le sait, ce mot « esthétique » a une double signification : il sert à désigner ce qui vient d’être exposé et qui a trait au sensible (la vision, l’audition, l’odorat, le goût, le toucher), tout autant qu’il sert à désigner le sentiment du beau, des qualités artistiques… Une telle parenté n’est pas fortuite. Si ce glissement sémantique s’est opéré au fil du temps, si le même mot « esthétique » a pu unir ces deux composantes de toute vie humaine, c’est parce que l’appropriation du réel par nos sens n’est pas un simple transfert. S’approprier le monde, en l’écoutant, en le voyant, en le touchant, en le sentant, en le goûtant, c’est le rendre propre à soi. En clair, chaque sensation entrante est aussitôt façonnée par moi-même, grevée de ce que spontanément et continûment je lui adjoins de moi-même. Par conséquent, je ne vois jamais, je n’entends jamais…, le réel tel qu’il est, mais toujours l’image sonore que j’en crée par et pour moi-même.
De quoi se nourrit mon « image » du réel ? De ma vie. De mes expériences, de mes peurs, de mes joies, de mes espoirs, de mes déceptions, de mes émotions, de mes sentiments, de mes connaissances… de tout ce que je ne cesse d’emporter avec moi-même. Aussi, pour demeurer dans le domaine de la chanson, est-ce en fonction de ce travail d’imaginisation que telle ou telle chanson me « parlera », me séduira, me plaira, m’accompagnera ma vie durant parce que je me serai, à un moment, « retrouvé » en elle. Ce phénomène valant pour tout individu, chacune et chacun est créateur(rice) de ses propres images du monde et de la vie. La singularité, ou l’individualité demeure toujours présente et active (malgré la puissance uniformisante des media de communication et de diffusion) : chacune et chacun aura ses préférences, ses choix, ses « coups de cœur »… Ce qui permet de se comprendre, de s’entendre malgré tout, de ne pas errer isolément dans un univers solipsiste, c’est le langage, la faculté humaine de se parler, d’échanger des propos, des idées, des émotions, des projets… en recourant à des mots (des sons) auxquels on a donné une signification. Le mot « amour » est compréhensible par toute personne parlant la langue française – et ce, même si chacune et chacun vit l’amour différemment. Aussi ai-je évoqué ci-dessus la « transparence de la langue maternelle ». C’est elle qui nous permet une vie sociale commune. Comme dit Francis Scott Fitzgerald, elle nous permet de « faire partie » mais sans nous engluer : la langue que nous comprenons, que nous parlons, est à ce point tissée de notre vie qu’elle nous réserve toujours un espace de création. Toutes et tous, nous usons de mots, d’expressions, de langages propres à chacune et chacun, individuellement ou en groupes. Et c’est là que le charme (aux différents sens du mot) d’une chanson agit. Elle égrène ses paroles simples, dévoile ses appâts, module ses notes, résonne d’une voix prenante pour s’installer dans notre chez-soi, au cœur de notre vie et de notre mémoire. Par ses qualités, telle chanson dira – ou me semblera dire – mieux que je ne le pourrais l’amour, la tristesse, le désarroi, la nostalgie…, que je ressens. Comment pourrais-je mieux exprimer le désir de vivre plus intensément que Johnny Hallyday répétant d’une voix inimitable son « envie d’avoir envie » ? Comment pourrais-je mieux dire mon amour, mieux formuler ce que je ressens, que Jacques Brel offrant des « perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas » ?...
La langue anglaise n’est pas sans reste. Portée par le blues, le rock et la pop music, elle est devenue le premier vecteur linguistique et culturel de la chanson à travers le monde. L’anglais, avec l’usage de diphtongues (day), de sonorités (ow de shadow, ou ing de blowing…) plus « coulantes », plus fluides, plus suaves que le français – « Dans l’anglais il y a du miel, / Des miaulements de personnes »[50], écrit Charles Cros – a séduit les jeunes des différents continents y compris l’immense majorité de ceux qui ne parlaient ni ne comprenaient cette langue. Fin des années 60, nous l’avons vu, il était impossible d’échapper à l’invasion musicale venue d’Amérique et d’Angleterre. Impossible de résister au déhanchement et à la voix d’Elvis Presley, au protest song de Bob Dylan, à l’inventivité musicale des Beatles, à la musique envoûtante des Doors, aux forces sauvages libérées par les Rolling Stones, aux crissements de guitare de Jimmy Hendrix ni aux rythmes sorciers de tant et tant de groupes plus innovants les uns que les autres. Malgré cela, malgré ce moment de joie incandescente suscitée par ces artistes de langue anglaise, la chanson française n’a pas disparu. Tout le secteur de la variété française a résisté au niveau des textes, des mélodies, des mises en scène, des émissions radio et TV – surtout de la TV, avec les émissions de Guy Lux, et celles de Maritie et Gilbert Carpentier… Cela est vrai, mais ce qui assure la résilience de la chanson française tient à sa caractéristique première : elle « parle » notre langue. Il en va de même en Italie pour la chanson italienne, l’une des plus créatives en Europe avec la chanson française.
Dans cet ordre d’idées, l’identité multiple de la langue française ne peut être passée sous silence. La chanson française n’est pas qu’hexagonale, elle est aussi francophone. De Québec à Bruxelles, des rives sud de la Méditerranée aux îles du parler créole, de l’Europe à l’Afrique, le français chanté fait écho à des intonations, des accents, des saveurs, des mots, des expressions, des instruments, des rythmes, des beautés…, issues d’une francophonie internationale postcoloniale. De la Belgique francophone sont venus Jacques Brel, Annie Cordy, Maurane, Adamo, Julos Beaucarne, Stromae, Angèle…, et Johnny Hallyday d’origine belge[51]… Du Québec sont venus Félix Leclerc, Pauline Julien, Robert Charlebois, Gilles Vigneault (Mon pays ce n’est pas un pays, c’est l’hiver / Mon jardin ce n’est pas un jardin, c’est la plaine / Mon chemin ce n’est pas un chemin, c’est la neige (1965)), Diane Dufresne, Céline Dion… Du monde arabe sont venus Bob Azzam (Mustapha, 1960), Georges Guétary, Enrico Macias, Louis Chedid, Guy Béart, Dalida, Georges Moustaki, Cheb Khaled, Rachid Taha… Avec eux, c’est tout « un goût des mots que ces Orientaux de la chanson française nous mettent à la bouche, nous appelant à nous faire étrangers à nous-mêmes afin de mieux explorer la saveur des paroles de nos chansons »[52].
Que l’on ne puisse percevoir le réel en tant que tel, mais toujours l’image de celui-ci, image que l’on se crée spontanément à tout moment, donne une tout autre dimension à l’expression « se faire son cinéma ». Il y a en effet une similitude entre la création d’images cinématographiques et la création d’images singulières. Une similitude pas seulement métaphorique, mais proprement physique. Il serait, dans le « cadre » présent, trop long de développer ce point. Aussi vais-je me limiter à renvoyer au livre très documenté de Lionel Naccache, Le Cinéma intérieur[53]. Neurologue, l’auteur démontre comment notre activité cérébrale « enregistre » quelque treize images par seconde, vitesse de notre « cinéma intérieur ». Ceci concerne notre activité visuelle. Il serait passionnant d’étudier comment la complexité de notre appareil sensoriel, réparti entre cinq sens, configure nos « images » de la réalité en y associant notamment le son. Je pense que la chanson d’Alain Souchon Le Baiser (1999), nous en apprend beaucoup à ce sujet : « Je chante un baiser / Je chante un baiser osé (…) / Sur le chemin des dunes / La plage de Malo Bray-Dunes / La mer du Nord en hiver / Sortait ses éléphants gris vert / Des Adamo passaient bien couverts (…) / Le vent de Belgique / Transportait de la musique (…) / Si la vie est un film de rien / Ce passage-là était vraiment bien (…) ». Tout y est, l’amour, un baiser, le territoire des dunes et de la mer, les images associées d’éléphants gris vert, la référence à une chanson entendue d’Adamo, le vent qui est un bruit devenu musique, et enfin, la vie vécue comme un film dont ce « passage-là était vraiment bien »… Sauf que dans la vie la répétition est une illusion, un leurre : la scène ne se rejoue pas, si ce n’est par la « nostalmagie » d’une chanson qui jouerait à être la bande-son de notre vie. Du film de notre vie.
Un réalisateur, Alain Resnais, a porté à l’écran ce phénomène d’imprégnation chantée de ces imaginaires singuliers que sont les êtres humains, dans On connaît la chanson (1997). Au gré de leurs déplacements dans Paris, de leurs rencontres, de leurs préoccupations personnelles, les personnages sont filmés à certains moments en train de mimer silencieusement, en bougeant seulement les lèvres, l’un ou l’autre passage d’une chanson française. Ce jointoiement du texte chanté et des lieux visités (sites touristiques, appartements à louer…) illustre très bien le rapport entre « ritournelle » et « territoire » évoqué dans Mille Plateaux. Alain Resnais explique : « Je suis parti de l’idée que la chanson de variétés joue un grand rôle dans notre imaginaire. Les chansons accompagnent toute notre vie, nous permettent de prendre conscience du temps qui passe (…) ce qui parle avec le plus d’exactitude des sentiments humains, c’est peut-être la chanson de variétés. Chez Piaf ou Trenet, les sentiments sont parfois décrits avec une plus grande précision que dans un roman subtil et de bon goût »[54]. Il ne s’agit nullement d’une comédie musicale, mais d’une fiction réaliste – le film a été tourné dans des lieux réels, sans mouvements de caméra recherchés ni effets spéciaux – qui « montre » le transfert de nos émotions aux paroles d’une chanson, et le transfert inverse des paroles d’une chanson à nos émotions. Tous les morceaux retenus par Alain Resnais ou par les scénaristes Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, ont été écrits dans la langue maternelle des personnages du film : le français. Le fait d’avoir choisi de reprendre la version originale de chaque chanson, au lieu par exemple de faire marmonner par les acteurs et actrices quelques paroles chantées, n’est pas seulement un effet de surprise – même si voir le général von Choltitz refuser de détruire Paris et, en même temps, entendre la voix de Joséphine Baker (« J’ai deux amours Mon pays et Paris… »[55]) sortir de sa bouche est, dès les premières images, désarçonnant – c’est aussi une façon de mettre en relief la voix ! La chanson, en effet, s’est attachée à notre mémoire par les vertus de la mélodie, des paroles et de la voix originale. Également intéressant, le décalage qu’il y a parfois entre la chanson et les images, comme si la mémoire des personnages leur « jouait un tour ». Cette inadéquation renforce la qualité de l’exercice, sinon le film eût vite pris la forme d’une équation : telle situation appelle telle chanson ! Ce défaut est évité, grâce à une rupture de ton : hypocondriaque et dépressif, Bacri répète la joyeuse kyrielle incohérente d’Ouvrard (« J’ai la rate qui s’dilate… »). Grâce à un choc : la voix âpre et rauque de Johnny Hallyday confiée au personnage élégant et cultivé de Dussolier (« Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? »). Grâce à l’utilisation non appropriée d’une chanson d’Alain Souchon (« Voir sous les jupes des filles ») pour signifier l’infidélité des maris… Semblable inadéquation présente aussi l’avantage de mieux traduire ce que nous vivons quand une chanson nous revient : elle peut être rappelée par une situation vécue mais le rappel est, la plupart du temps, beaucoup plus aléatoire. Enfin, il s’agit toujours dans le film de quelques courts extraits de chansons : « Nous préférions là aussi nous rapprocher d’une forme de réalisme : quand on a une chanson en tête, on se rappelle généralement les premiers vers du refrain… »[56]. Réalisme lié aux modes de fonctionnement de la pensée qui enchevêtre des contenus flottants, fugaces. L’image que les personnages veulent donner d’eux-mêmes se désagrège peu à peu, ce qui laisse supposer que les légers décalages entre le sentiment et le morceau musical choisi a aussi pour fonction d’annoncer la scène finale de l’effondrement des artifices, que symbolise le vice caché de l’appartement. Ultime jeu (de dupes), Claude (Pierre Arditi) et Odile (Sabine Azéma) croient retrouver l’amour qui les unissait, aux sons de la Chanson populaire (1972) de Claude François : « L’amour c’est comme un refrain / ça vous glisse entre les mains / ça se chante et ça se danse / et ça revient ça se retient / comme une chanson populaire… ».
Toutefois, la chanson française/francophone ne se cantonne pas au divertissement, ne se limite pas à un répertoire d’émotions amoureuses déclinées sur tous les tons et rythmes divers. Elle est aussi porte-paroles de l’état de la société. S’il lui arrive de dénoncer des excès, des injustices, des ignominies (La corrida de Francis Cabrel (1994), avec la voix de Nicolas Reyes des Gipsy Kings pour les chants en espagnol), là ne s’arrête pas son interférence avec la vie collective. Art de la proximité, la chanson pénètre le tissu social, influence les idées, répercute les points de vue. Divertissante, critique ou rebelle, la chanson est un vecteur idéal pour les valeurs d’une société. En bien ou en mal. Parmi les nombreux exemples possibles, celui du « deuxième sexe » est par trop évident : chacun des rôles accolés par l’homme à la femme ont saturé l’univers de la chanson. De la muse virginale à la salope, de la femme aimée à la délaissée, de l’enjôleuse à l’emmerdeuse…, tous les clichés véhiculés par le regard masculin ont été modulés, depuis l’origine jusqu’à aujourd’hui, par les ménestrels, troubadours, auteurs, compositeurs, chanteurs de tout poil… Ecoutons Anne Sylvestre : « Vous m’avez aimée servante / M’avez voulu ignorante / Forte vous me combattiez / Faible vous me méprisiez / Vous m’avez aimée putain / Et couverte de satin / Vous m’avez faite statue / Et toujours je me suis tue »[57].
Tous les grands noms masculins de la chanson pourraient être pointés, y compris parmi les moins conventionnels : Léo Ferré (« Les femmes, les femmes / C’est des râteaux / Sur tes kopecks / C’est des corbeaux / Qui ferment le bec »[58]) ; Georges Brassens (« Le comble enfin, misérable salope / Comme il n’restait plus rien dans le garde-manger / T’as couru sans vergogne, et pour une escalope / Te jeter dans le lit du boucher »[59])… Il va de soi qu’une chanson isolée ne représente pas une œuvre dans sa globalité et que, par ailleurs, l’artiste peut inventer un personnage, exprimer l’opinion de celui-ci… Il n’empêche que par une sorte de double-mouvement, la culture qui prédomine dans une société hante les œuvres de « ses » artistes – que ce soit la chanson, la littérature, le cinéma, les arts plastiques… – et inversement les œuvres artistiques influencent la culture prédominante. Les clichés mentaux ont la peau dure ! Tous les combats menés depuis quelque cinquante ans pour instaurer davantage d’égalité femme/homme ne sont pas parvenus à transformer de fond en comble les vieux réflexes, mais incontestablement une transformation est en train de s’opérer. Transformation qui, comme toute pensée nouvelle, génère aussi son rejet, en l’occurrence l’incitation à la violence à l’égard des femmes[60]. La soumission du sexe féminin et les mauvais traitements à lui infliger nourrissent depuis longtemps l’imaginaire des paroliers, dès le Moyen-Âge[61], à travers le XIXe siècle (Aristide Bruant : « La Noire n’a qu’un seul amant / Qui s’appelle le Régiment / Et le Régiment le sait bien / La Noire a remplacé le chien » [62]) et ce, jusqu’à aujourd’hui surtout dans le milieu des rappeurs où la violence sexiste et le viol sont martelés en règle et en disque d’or. De cette culture du viol, rentabilisée via l’industrie du disque, Michel Sardou dès 1973 avait découvert le filon (« J’ai envie de violer des femmes / De les forcer à m’admirer / Envie de boire toutes leurs larmes »[63]). A l’époque, personne ne s’était indigné de ce couplet porté par le chanteur à succès, celui-là même qui trois ans après allait déplorer la fin de la colonisation des Noir(e)s : « Autrefois j’avais plein de serviteurs noirs / Et quatre filles dans mon lit / Au temps béni des colonies »[64]. Par la suite Sardou s’est défendu en mettant en avant la distanciation que j’ai rappelée ci-dessus : il voulait dresser le portrait de quelqu’un qui pense de cette façon… A la même époque, aux Etats-Unis, apparaît une nouvelle forme d’expression musicale dans les ghettos afro-américains le « rap ». « Rap » est un acronyme de langue anglaise composé des initiales de Rythm and Poetry, et se prononçant comme le verbe to rap, baratiner, parler sèchement. Les initiales ont souvent été « réinitialisées », notamment en Rage against Police (« Rage contre la police »). Au milieu des années 80, des rappeurs commencent à se produire sur des scènes parisiennes comme le Bataclan ; ce sont les débuts, entre autres, de MC Solaar. Il s’agit alors d’une culture minoritaire que des jeunes Noirs se sont appropriée : « S’il est en effet d’origine américaine, son expression s’apparente à la culture africaine avec laquelle il a de nombreux points communs. L’interprétation scandée du rappeur fait écho au griot qui, en Afrique, officie dans les cérémonies officielles. La composition musicale du rap rappelle aussi la polyrythmie des percussions africaines »[65]. Le véritable essor du rap a lieu au début des années 9O, quand éclatent les premières émeutes dans les banlieues des villes françaises : MC Solaar : « C’est la banlieue, dans ce lieu il y a le banc / Sur le banc, il y a les bannis, c’est le banc des gens au ban »[66]. Mon propos n’est pas de réduire ce phénomène musical et social à la seule violence sexiste. Une analyse plus approfondie du rap, notamment dans son rapport étroit avec la notion de culture populaire, reste encore à faire. Mais une telle analyse ne pourrait pas faire l’impasse sur cet aspect abject du discours courant (que Lacan prononçait « disque courcourant ») des rappeurs les plus en vue : « Parle pas, avale, aboie », de TTC ; « Te déshabille pas, j’vais t’violer » de Jul ; « Ferme ta gueule ou tu vas t’faire marie-trintigner » et « J’vais te mettre en cloque (sale pute) et t’avorter à l’Opinel » d’Oreslan…[67]. Est-ce le rappeur qui touche aux limites de la liberté d’expression, ou est-ce celui – surtout celle – qui l’attaque ? La jurisprudence « Oreslan » qui a vu le jour à la suite de deux jugements en faveur du rappeur a répondu en confortant la primauté de la liberté d’expression artistique.
Pour ne pas rester sur cette composante négative du rap, j’évoquerai la carrière encore naissante de Lous and the Yakuza. Lous (verlan de « soul »), est belgo-congolaise. Auteure, compositeure, interprète, Lous, qui fut mannequin pour la maison Chloé, a découvert dans le rap un extraordinaire potentiel de créativité à travers des rythmes pop et soul sur des paroles souvent dures qui s’agencent parfaitement. Avec son premier album Gore, elle dit son identité de femme noire. Le second, sorti en novembre 2022, Iota, va plus loin : « Je l’ai toujours su, mais être noire et être une femme, ce n’est pas ce qui me définit le plus dans la vie. C’est même des détails : avoir un vagin et de la mélanine. Rares sont les jours où j’y pense. Certes la société me le renvoie en permanence, mais j’ai l’impression d’avoir dit tout ce que j’avais à dire. Maintenant il faut s’appliquer à ce que ça change »[68]. Iota est marqué par une rupture amoureuse mais aussi par la violence et la pauvreté vécues dans l’enfance entre Congo, Rwanda et Belgique. Le rappeur Damso l’accompagne sur le morceau Lubie, Lous ayant elle-même été présente dans le clip Bruxelles Vie de Damso en 2016. Les clips de Lous and the Yakuza, notamment Dilemme, sont conçus comme un feu d’artifice de beauté plastique. L’artiste allie à la nature profonde du rap, la mise en cause du système à partir de ses lignes de fuite, l’inventivité de la « variété francophone ».
Pour conclure, la chanson est-elle, comme beaucoup la considèrent, un art mineur ? Cette question avait fait l’objet d’une querelle célèbre, au cours d’une émission T.V., entre Serge Gainsbourg et Guy Béart. Gainsbourg prétendait que la chanson est un art mineur car elle peut être pratiquée et comprise sans qu’on ait besoin d’une formation, à la différence par exemple de la peinture. A quoi Béart avait répondu que Gainsbourg racontait n’importe quoi. Bien que mes préférences personnelles m’aient toujours conduit vers Gainsbourg et nullement vers Béart, sur ce coup, je donnerais raison à celui-ci. Le rôle de la formation, ou de l’absence de formation, varie tellement d’un créateur à l’autre que ce critère est stupide. Je pense au contraire que la chanson est l’art le plus important qui soit dans une vie humaine car je ne connais personne qui ne garde en mémoire, au fond de son esprit, au profond de son cœur, quelques airs de chansons qui l’auront accompagné sa vie durant. La chanson n’est ni un art mineur, ni un art majeur, elle est un art vivant.
Copyright : Richard Miller
[1] Arthur Rimbaud, Une saison en enfer (1ère éd. 1873), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 2009, p. 263. Le présent texte a été publié in Richard Miller, Qu’est-ce qu’une vie libre ? Essais et promenades 1, préface Pierre Kutzner, Mons, CEP, 2025. .
[2] Jacques Brel, Mon enfance (1967) ; Fils de (1967).
[3] Jean Clouzet, Jacques Brel, Paris, Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 1964, p. 7. Jean Clouzet, dès les premières pages de son essai évoque l’humilité de Brel face au titre de poète et argumente en faveur de celui-ci. Peut-être faut-il, à la réflexion, ajouter à l’attitude de « mon » professeur de français un rejet spontané de tout ce qui ne relevait pas de la littérature française proprement dite, puisqu’à l’époque il n’y avait pas un seul mot consacré aux auteurs belges dans notre cursus scolaire ! Par ailleurs, je me suis souvenu de cet épisode scolaire lorsque le Prix Nobel de littérature a été décerné à Bob Dylan.
[4] Comme exemple d’un duo composé de deux chanteurs masculins, on peut citer Johnny Hallyday et Patrick Bruel qui ont interprété différentes chansons ensemble à plusieurs reprises.
[5] Dalida avait fait la connaissance d’Alain Delon fin 1954, quelques mois après son arrivée à Paris ; il était son voisin de palier.
[6] G.F.W. Hegel, Esthétique t.2, [cours donnés entre 1820-1829] trad. Ch. Bénard revue par B. Timmermans et P. Zaccaria, Paris, Livre de Poche, Classiques de la philosophie, 1997, p. 356-357.
[7] 10 questions à Annie Ernaux, in Regarde les lumières mon amour, Paris, Flammarion, Etonnants classiques, 2018, p. 149.
[8] A propos de Claude Nougaro, je relis le très beau texte écrit et interprété en scène par Jean-Claude Derudder : « Le jazz tape sur mes globules noirs. Dans mon arbre généalogique, il doit y avoir une branche un peu crépue. Je me suis comparé à un arbre à l’envers, toutes les racines vers le ciel, comme des antennes, des radars. Il y a des musiciens, eh bien moi, je suis un motsicien. J’aime la langue française comme un potier aime l’argile… », Nougaro la chair des mots, Centre Marius Staquet de Mouscron, oct. 2023.
[9] Juliette Gréco, citée in Serge Hureau Olivier Hussenet, Ce qu’on entend dans les chansons Des berceuses aux grands succès du répertoire français, Paris, Points, 2016, p. 123.
[10] Cf. Claude Gagnière, Pour tout l’or des mots Au bonheur des mots Des mots et des merveilles, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1996, p. 190.
[11] Bertrand Dicale, Dictionnaire amoureux de la Chanson française, Paris, Plon, 2016, p. 672 et sq.
[12] Les relations entre Léo Ferré et les Surréalistes, notamment André Breton et Louis Aragon, doivent retenir l’attention, cf. Louis-Jean Calvet, Léo Ferré, Flammarion, 2003, p. 65-79.
[13] Charles Trenet, Y a d’la joie (1936).
[14] Charles Trenet, Je chante (1937). Cf. également Je chante Un SDF se pend à la gendarmerie, in Serge Hureau Olivier Hussenet, Ce qu’on entend dans les chansons, op. cit., p. 33-40.
[15] Luigi Tenco avait écrit Cia Amore (1967) pour Dalida. La chanson n’ayant pas été couronnée par le jury du Concours de la chanson de San Remo, il se suicida la nuit même.
[16] Barbara, Il était un piano noir, Paris, Fayard, 1998. CF. Louis-Jean Calvet, Chansons La Bande-son de notre histoire, Paris, L’Archipel, 2013, p. 11-12.
[17] Félix Leclercq, Moi, mes souliers (1951).
[18] Julien Clerc, Elle voulait qu’on l’appelle Venise (1975). Cette chanson, comme la plupart de celles qui ont fait le succès de Julien Clerc, a été écrite par un auteur atypique, un parolier surdoué Etienne Roda-Gil qui signa entre autres Alexandrie, Alexandra pour Claude François (1978), et Joe le taxi pour Vanessa Paradis (1987)…
[19] Renaud, Morgane de toi (Amoureux de toi) (1983).
[20] Françoise Hardy, Comment te dire adieu (1968).
[21] Cf. Serge Hureau Olivier Hussenet, Ce qu’on entend dans les chansons, op. cit., p. 43.
[22] Karl Marx, Matériaux pour « l’Economie » [1861-1865], in Œuvres Economie t. II, trad. J. Malaquais et M. Rubel, Paris, La Pléiade,1968, p. 393.
[23] Cf. Bertrand Dicale, op. cit., p. 705 et sq.
[24] Cf. François Noudelmann, Un tout autre Sartre, Paris, Gallimard, 2020, p. 176 et sq. Cf. également Questions sur la musique moderne, Entretien de Jean-Paul Sartre avec Jean-Yves Bosseur et Michel Sicard, in Obliques, Sartre et les arts, Nyons, Editions Borderie, n°24-25, p. 239-253.
[25] Jean-Paul Sartre, L’Alibi [1ère éd. 1964], in Situations, VII, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, 2021, p. 33-34.
[26] Louis-Jean Calvet, Chansons, op. cit., p. 141 et sq.
[27] Cf. « Les écrivains en personne » Entretien avec Madeleine Chapsal [1ère éd. 1960], in Jean-Paul Sartre, Situations, VI, éd. revue et augmentée, Paris, Gallimard, 2020, p. 134.
[28] Jean-Paul Sartre, L’Alibi, op. cit., p. 34.
[29] A noter que Jimi Hendrix enregistrera une version musicale de cette chanson de Polnareff avec son groupe le « Jimi Hendrix Expérience » ; cf. https://www.rtbf.be/article/la-poupee-qui-fait-non-un-hymne-au-consentement-et-enregistre-avec-des-membres-de-led-zeppelin
[30] Marc Alvarado, La Chienlit Le rock français et Mai 68 : histoire d’un rendez-vous manqué, Paris, Le Layeur, 2018, p. 3.
[31] Le résumé des journées « cinématographiques » de Mai 68 est à lire in Antoine de Baecque, Godard biographie, Paris, Grasset, 2010, p. 412-418.
[32] Marc Alvarado, op. cit., p. 3.
[33] Ibid., p. 351.
[34] Ibid., p. 204. Cf. également François Dosse, Gilles Deleuze Félix Guattari Biographie croisée, Paris, La Découverte, 2009, p. 521 et sq.
[35] G. Erismann, Un exemple : la chanson française, in Encyclopaedia Universalis, vol.4, Paris, 1980, p. 155.
[36] Il s’agit d’une complainte très présente dans la tradition populaire française. On en trouve trace pour la première fois dans un manuscrit de Bayeux datant de la fin du XVe siècle. Il en existait plusieurs versions dont une spécifique à la Normandie, sous le titre La Belle se sied au pied de la tour.
[37] Ces chansons d’origine médiévale ont été interprétées à l’époque présente entre autres par le groupe Malicorne, ou par Yves Montand (1955).
[38] Par exemple, une des plus connues Il estoit une fillette de Clément Janequin ; ou, parmi tant d’autres dont l’auteur est resté anonyme : « Un gai berger priait une bergère / En lui faisant du jeu d’aimer requête. / « Allez, dit-elle, et vous tirez arrière » / Lors le berger la mit cul par sus tête, / Et lui dessus : la bergère frétille. / « Ho, ho, tout beau, dit-il, la belle fille ; / Laissez courir la bague à mon courtaud. / Vous n’êtes pas, dit-elle, assez habile, / Et n’avez pas la lance qu’il y faut. », in Chansons françaises de la Renaissance, éd. Georges Dottin, Paris, Gallimard, Poésie, 1991, p. 228.
[39] Érasme, Mœurs musicales modernes (1ère éd. 1525), trad. J.-C. Margolin, in Erasme, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1992, p. 402-403.
[40] François 1er, Chanson, in Anthologie de la poésie française Moyen âge, XVIe siècle, XVIIe siècle, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2000, p. 561-562. Trente de ses chansons furent publiées dans des recueils musicaux, cf. Chansons françaises de la Renaissance, éd. Georges Dottin, Paris, Gallimard, Poésie, 1991, p. 382-383.
[41] Cf. Claude Hagège, Le français, histoire d’un combat, Paris, Hagège, 1996, p. 50-53.
[42] Roland de Lassus, cité in Annie Coeurdevey, Roland de Lassus, Paris, Fayard, 2003, p.220. Cf. également, Richard Miller, Tradition/Création conférences montoises, Bruxelles, Luc Pire, 2004, p. 109-136 ; Noël Anselot, Ces Belges qui ont fait la France, Paris, Editions France-Empire, 1982, p. 203-205.
[43] Joe Dassin, L’Eté indien (1975).
[44] De nos jours, le terme « pick-up » désigne un type de véhicule automobile ; à l’époque où Sartre écrit, il servait à désigner un phonographe appelé par la suite « tourne-disque », ancêtre de l’actuelle « platine ».
[45] Bost, ami de Sartre. Le « Castor » (beaver en anglais) était le surnom de Simone de Beauvoir.
[46] Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2010, p. 479 ; cette note de Sartre dans ses carnets est datée du dimanche 4 février 1940. Le titre exact de la chanson de Trenet, datée de 1937, est J’ai ta main dans ma main ; on y constate, comme évoquée précédemment, une connotation qui assombrit le texte : « Je ne te connais pas. Tu ne sais rien de moi. Nous ne sommes que deux vagabonds, Fille des bois, mauvais garçon. Ta robe est déchirée. Je n’ai plus de maison. Je n’ai plus que la belle saison… ».
[47] Gilles Deleuze Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 382.
[48] Ibid., p. 402.
[49] Ibid., p. 431.
[50] Poème de Charles Cros intitulé Les Langues, in Charles Cros Tristan Corbière, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1970, p. 187.
[51] Aussi ai-je pu, moment inoubliable – pour moi, en tout cas – remettre en tant que ministre des Arts, des Lettres et de l’Audiovisuel, une distinction honorifique dans les Ordres nationaux à Johnny Hallyday. Je me souviens d’un homme tout de gentillesse, mais entouré de gens déplaisants, intéressés. Pour l’anecdote, j’avais entamé mon discours en rappelant au chanteur ses propres mots : « Pour que j’aime le silence qu’on me fasse des discours »… Il avait ri, mais n’avait pas caché une vraie émotion.
[52] Serge Hureau Olivier Hussenet, op. cit, p. 176.
[53] Lionel Naccache, Le Cinéma intérieur Projection privée au cœur de la conscience, Paris, Odile Jacob, Sciences, 2020.
[54] Alain Resnais, Entretien avec François Thomas, in Alain Resnais Positif, revue de cinéma, Paris, Gallimard, Folio, 2002, p.468. Cf. également Dictionnaire de la pensée au cinéma, dir. A. de Baecque et P. Chevallier, Paris, PUF, 2012, p. 510-511.
[55] C’est la version originale de 1930 qui est utilisée dans le film ; après-guerre Joséphine Baker avait légèrement transformé le texte : « J’ai deux amours, mon pays c’est Paris ».
[56] Ibid., p. 471.
[57] Anne Sylvestre, Une Sorcière comme les autres (1972).
[58] Léo Ferré, Les Femmes, 1961
[59] Georges Brassens, P… de toi, 1953
[60] Cf. sur ce sujet Jean-Marie Augustin, La violence dans les chansons Du Chat noir au rap, Paris, L’Harmattan, Univers musical, 2022.
[61] La femme au Moyen-Âge est associée à la lune qui est une puissance inquiétante : « Souleil masle est, lune est femelle / le souleil chault et sec, et elle / est froide et moiste et est passive » (Le soleil est mâle, la lune est femelle / le soleil chaud et sec, et elle, est froide, humide et passive), Jean Le Fèvre (XIVe siècle) cité in Femmes et littérature Une histoire culturelle, dir. Martine Reid, Paris, Gallimard, Folio, 2020, p. 24. Cette identification de l’homme et du soleil, corrélative de celle de la femme et de la lune (probablement en lien avec le cycle menstruel), est liée au fait qu’en français « soleil » est un mot masculin, ce qui n’est pas le cas dans toutes les langues : en suédois par exemple « solen » est féminin.
[62] Aristide Bruant, La Noire (1889). La Noire est une femme dont les yeux et les sourcils sont plus noirs que ses cheveux. Plusieurs chansons de Bruant évoquent les coups que les souteneurs « doivent » infliger à leur « gagneuse », en allant parfois jusqu’à les tuer.
[63] Michel Sardou, Les Villes de Grandes Solitudes, 1973.
[64] Michel Sardou, Le Temps des colonies, 1976.
[65] Cf. Jean-Marie Augustin, op. cit., p. 195.
[66] MC Solaar, Ça me hante, 2003.
[67] Cités in Jean-Marie Augustin, op. cit., p. 262-263.
[68] Cf. Soul and the Yakuza, article de Stéphanie Binet, in M Le Magazine du Monde, n°581, 5/11/2022.
Richard Miller, le 2025-11-20
