Hugo Cabret : la création selon Scorsese
Martin Scorsese a porté à l’écran[1] le roman de Brian Selznick, L’invention de Hugo Cabret[2]. Le résultat est un superbe moment de plaisir – que le réalisateur de Taxi Driver adresse également, pour la première fois, à un public « enfants admis » - doublé d’une interrogation sur la paternité. Paternité génétique, et artistique. Artificielle, et naturelle.
Dans ce cadre, Scorsese introduit de façon discrète mais constante des composantes mythiques articulées à la paternité, à la création, ainsi qu’à la créature et à la filiation.
Le présent texte tend à rendre compte de ce recours nécessaire : pourquoi, dès lors qu’une œuvre cinématographique affronte la question de la création, ravive-t-elle inévitablement des sources mythiques ?
Le lecteur ne lira donc pas ici, à proprement parler, le compte-rendu ou la critique d’un film. Il s’agit plutôt d’une rencontre entre les questions soulevées à l’écran par Scorsese, et celles qui nourrissent mon propre travail sur la constitution fictive de la réalité[3]. Néanmoins, commentant une oeuvre – dans quelque domaine artistique ou littéraire que ce soit – il m’importe, méthodologiquement parlant, d’appliquer une règle rigoureuse : tout développement doit avoir pour point de départ l’œuvre elle-même. De façon précise, pour Hugo Cabret, le seul ancrage fidèle est ce qui est présent sous une forme ou l’autre à l’écran, tel que l’a voulu, fixé et créé Martin Scorsese. Le roman dont le film est inspiré requiert une attention particulière car il fait partie intégrante du processus de création. Son importance toutefois est celle d’une étape, décisive certes, mais sans plus.
Face à l’œuvre, nous nous tenons aux aguets, réceptifs aux rapprochements que peut suggérer tel aspect visuel ou sonore du film. Tout jugement personnel est fondé sur les émotions qui se conjuguent, sur les idées qui se répondent, sur les devenirs qui se transforment de l’un à l’autre. Telle image éveille tel souvenir, rappelle telle lecture, suscite tel étonnement… Il n’y a nulle raison de refuser les voyages multiples auxquels l’œuvre invite. L’artiste créateur ne nous laisse en effet, nous son public, ni dépourvus, ni erratiques : il confie à chacune et chacun sa création, porteuse de toutes les expériences, de toutes les découvertes, de tous les apprentissages potentiels. Un messager qui brille de mille feux qu’il nous est loisible de voir, ou non.
Ces remarques sont, dans le cas présent, d’autant plus justifiées que Scorsese, comme expliqué ci-après, a réalisé avec Hugo Cabret, un de ces films rares qui non seulement montre les choses, mais de plus, par une sorte de redoublement ou de pli opéré par l’œuvre sur elle-même, rend manifeste qu’il montre les choses. De même qu’Isabelle donne à Hugo la clé en forme de cœur dont il a besoin pour que l’automate lui montre le message dessiné, Scorsese nous propose les clés nécessaires. Il nous le fait dire d’ailleurs par Hugo lui-même : lorsque celui-ci confie à Isabelle que son père l’emmenait au cinéma afin qu’il pensât moins à la mort de sa mère, il ajoute que c’était aussi « pour voir quelque chose », en anglais « to watch something ».
La trajectoire première d’Hugo Cabret est une remontée du temps présent vers le passé. Hugo est orphelin de mère depuis trop longtemps pour pouvoir s’en souvenir : la seule image de sa protoenfance est celle de son père, horloger de métier. Mais celui-ci a disparu à son tour dans l’incendie de ce lieu dédicacé à la mémoire du passé qu’est un musée.
Depuis, Hugo vit caché dans les entrailles de la gare Montparnasse dont il a appris à remonter et à entretenir les nombreuses horloges. Ce non-encore adulte « remonte » le temps : il sollicite du passé le retour du père, et attend de lui un message ultime dont il pressent qu’un automate en sera l’instrument. Cet automate qui arbore le sourire énigmatique de Mona Lisa[4], était abandonné dans le musée fatidique lorsque le père d’Hugo l’avait sorti de l’oubli ; les Cabret, père et fils, avaient entrepris alors de le réparer ensemble. Il est le seul objet, le seul héritage qu’Hugo possède de son père. A ses yeux, mener à terme la réparation de l’automate est une nécessité absolue : c’est la fusion retrouvée avec son père, et le message que, surmontant, la mort, il en espère.
La complexité des engrenages est cependant infinie ; Hugo s’épuise à en changer les pièces cassées, tout autant qu’à trouver celles qui font défaut, dont une clé en forme de cœur. Aussi vole-t-il des jouets mécaniques à un vieux commerçant qui, pétrifié d’ennui, semble attendre la mort derrière son comptoir. Mais un jour, avec une agilité qui surprend, le vieil homme saisit la main du jeune voleur : c’est le moment du fatum. Les destins, les lignées, la trame elle-même du film…, tout désormais est noué ; et tout va se jouer. Le vieil homme est, on l’apprendra par la suite, le père de l’automate. Isabelle, jeune orpheline qu’il a recueillie et qui l’appelle « Papi » Georges, porte autour du cou une chaînette avec la clé en forme de cœur.
Enfants, Hugo et Isabelle font alliance contre les secrets des adultes : ils veulent connaître ce que « Papi » Georges persiste à tenir enfermé dans sa mémoire. Ils veulent savoir pourquoi Isabelle possède la clé dont Hugo a besoin pour ranimer l’automate et ainsi pouvoir recevoir le message de son père ? Ils vivront – les spectateurs avec eux – ce dont Isabelle rêvait tant : une « aventure ». Les péripéties, comme la découverte du coffret dissimulé dans le recoin secret d’une armoire, font penser à un récit d’Enid Blyton pour le Club des 5. Mais la comparaison s’arrête là, car Scorsese, double le plaisir du récit filmé, par une quête, ou une enquête, dont la question n’est pas « Qui est le père ? », mais « Qu’est-ce qu’être père ? ».
Par une constante mythologique propre à toute quête, sur le chemin de la réponse il y a une épreuve à réussir : Papi Georges veut de ses yeux voir ce dont Hugo est capable, et il le somme de réparer le mécanisme d’un jouet cassé[5]. Sur le chemin de la réponse sont également inévitables des « passeurs ». Pas pour « passer » le temps, mais pour franchir les étapes, pour passer au travers (comme Hugo traversant physiquement une immense roue mécanique pour se rendre à l’intérieur de la gare). Les passeurs, même s’ils sont le plus souvent revêches, à l’instar du libraire Monsieur Labisse interprété par Christopher Lee, sont là pour aider à avancer. « Avancer », ne pas aller vers l’arrière, mais vers l’avant, vers ce qui advient, est le sens étymologique premier du mot « aventure »[6]. Le vieil ivrogne qu’est l’oncle Claude est aussi un de ceux-ci. C’est lui qui surgit quand la mort a rompu le couple père et fils ; lui aussi qui emmène Hugo, avec l’automate, dans les méandres inoccupés de la gare Montparnasse. Lui enfin, qui apprend à son neveu, comment remonter les horloges ; tout en précisant que s’il n’existait pas, Hugo serait condamné à l’orphelinat. Sorte de Charon recevant les âmes des morts – en l’occurrence celle de son propre frère - et qui les faisait traverser, moyennant une obole, le « fleuve du temps ». L’obole prenant ici la forme d’une montre-gousset qu’il dérobe dans l’atelier de son frère[7]. Il mourra à son tour, ivre, noyé dans le fleuve de Paris, la Seine.
Autre « passeur », Monsieur Labisse. Il détient dans sa librairie, qu’Isabelle appelle « le pays du Magicien d’Oz », les « clés » du savoir : les livres, comme ceux que lit passionnément Isabelle, et ceux – dont Robin Hood, le proscrit d’Alexandre Dumas - que lisaient les père et fils Cabret. Il est conforme à la logique du mythe que ce vieux sage qui inspire naturellement à Hugo la crainte et le respect, soit celui qui le mettra sur le chemin de la solution, et donc des « retrouvailles » avec son père : Monsieur Labisse est à l’image de Nestor qui, dans l’Odyssée d’Homère, apporta à Télémaque des nouvelles de son père Ulysse. Il connaît l’emplacement exact – le nom de la Bibliothèque, l’étage, le rayonnage… - où se trouve le seul ouvrage capable de faire accéder Hugo et Isabelle à la connaissance : l’Histoire du cinéma, de René Tubard.
Toutefois, il ne suffit pas d’avoir le livre sous les yeux, il faut aussi savoir ce que l’on y cherche. Cet élément, c’est l’automate, après une scène poignante où l’on assiste à sa résurrection grâce à la « clé en cœur » d’Isabelle, qui le fournit. Non pas en écrivant, mais en dessinant une lune dont un œil est éborgné par une fusée. Le roman établit un lien explicite entre la lune énucléée et un jeune homme, que Scorsese n’a pas retenu pour le scénario, Etienne Pruchon. Celui-ci a perdu un œil parce qu’il il jouait avec des feux d’artifice et qu’une « fusée a atterri dedans »[8]. C’est grâce à Etienne que, dans le roman, Hugo découvrira les livres sur la magie et sur l’histoire du cinéma. Que le savoir soit acquis au prix d’un œil perdu appartient aussi au domaine de la mythologie[9].
Hugo reconnaît immédiatement dans le dessin que lui révèle l’automate l’image de la lune éborgnée par une fusée : son père lui avait raconté l’avoir vue au cinéma. Mais le message se complète lorsque l’automate signe, du nom de son auteur, la fusée mise en « orbite » : Georges Méliès, le magicien et réalisateur de fantaisies filmées, que tout le monde croyait mort !
De ce moment, le film change de registre : d’un récit fictif intégrant des pans de réalité, il devient documentaire enté sur la fiction. La trajectoire du temps s’inverse elle aussi. A l’aller vers un passé qu’Hugo Cabret tente de saisir, succède un retour du passé mort de Méliès vers le présent. Et vers l’avenir. La gare, d’où partent et reviennent trains et voyageurs, est indiscutablement le lieu « rêvé » pour semblables déplacements dans l’espace et le temps. Ce que n’ignore pas Scorsese qui recrée à l’écran le moment où Méliès découvre l’invention des frères Lumière : tandis que la pellicule se déroule et s’enroule, les spectateurs effrayés ont le réflexe d’éviter la locomotive qu’ils voient foncer vers eux du fond de l’écran. La frayeur suscitée par L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1895)[10], est non seulement montrée à l’écran, mais expliquée dans l’Histoire du cinéma consultée par Hugo et Isabelle.
La projection, avec d’autres, de ce film le 28 décembre 1895 à Paris, officialisa la naissance du 7ème art. Il est certain que dans l’esprit des Parisiens présents, la vision du train se dirigeant vers eux avait ravivé le souvenir de l’accident survenu quelques semaines plus tôt, le 22 octobre, en gare de Montparnasse : un train sorti de ses rails avait traversé la salle des pas perdus et terminé sa course sur le trottoir du boulevard. L’écho de cette peur, Scorsese nous le renvoie, une première fois dans le cauchemar d’Hugo, une deuxième fois dans l’extrait d’un film réalisé par Méliès lui-même, Le voyage à travers l’impossible.
Que la locomotive, le train, le rail, soient devenus, au tournant du 20ème siècle, des composants modernes de l’imaginaire collectif est évident. Le machinisme sous toutes ses formes y a trouvé une de ses symboliques les plus fortes, consacrée par Emile Zola dans La bête humaine. Pour Scorsese toutefois cette voie est secondaire ; il choisit de cantonner l’accident de chemin de fer à la durée d’un cauchemar fait par Hugo, et si la locomotive risque « réellement » de broyer le jeune garçon, l’Inspecteur intervient à temps pour le sauver[11]. Ce qui importe davantage à Scorsese, c’est la gare comme lieu de passages et de rencontres de destinées singulières, personnelles. La salle des pas perdus est le lieu où tout se concentre. A la condition de savoir regarder ; la position de voyeur occupée par Hugo derrière les cadrans d’horloge est celle du spectateur à qui le cinéma permet de tout voir et de tout entendre sans être vu soi-même. Le cinéma réalise techniquement le mythe de l’anneau de Gygès. Cette disposition à voir est essentielle, c’est pourquoi Scorsese nous la montre dès notre première rencontre avec Hugo. Dissimulé derrière un cadran, il scrute, regarde, surveille, analyse tous les événements qui composent le spectacle vivant joué à tout moment au cœur de la gare Montparnasse.
Le cinéma montre les choses, et apprend avant tout à les voir. Mais précisément : que devions-nous voir ? Que fallait-il fixer des yeux ? Une scène il est vrai très brève, mais cruciale. Poursuivi par l’Inspecteur de la gare et son molosse, Hugo fuit en tous sens à travers la salle des pas perdus, suscitant la pagaille. Les voyageurs sont bousculés, les tables et les chaises renversées ; il y a jusqu’à la contrebasse d’un orchestre qui est défoncée, dans sa chute, par l’Inspecteur. La caméra a balayé les corps et les visages sans marquer de temps d’arrêt. Le travelling pourtant a suffi : l’occasion nous a été donnée de pouvoir enregistrer la présence de trois hommes qui sont, à ce moment, occupés de transformer le monde de la création : le romancier James Joyce, le peintre Salvador Dali, et le musicien Django Reinhardt !
D’un point de vue historique nous disposons, relativement aux faits portés à l’écran, d’une date précise, celle du gala en l’honneur de Méliès, organisé le 16 décembre 1929 en la salle Pleyel à Paris. C’est cette cérémonie cinématographique prestigieuse qui constitue à la fois la fin de l’aventure, et celle du film. Scorsese pouvait, dans le scénario, condenser les évènements qui ont conduit à « redécouvrir » Méliès, et à retrouver son œuvre – notamment en réunissant en un seul personnage, ceux qui dans la réalité ont permis, à plusieurs[12], de sortir Méliès de l’oubli et de la misère. Mais le terminus ad quem est bien le gala qui eut lieu fin 1929. Cette date, Scorsese y tient ; à la différence de Selznick qui erronément fait débuter le récit en 1931[13]. Pourquoi la datation exacte des évènements a-t-elle son importance ? Parce que, comme Scorsese nous le montre, étaient bien présents à Paris, cette année 1929, Joyce, Dali et Reinhardt. Si Scorsese a tenu à signaler cette présence en les réunissant à l’intérieur de la gare Montparnasse, ce qui revient à les insérer dans le film alors qu’aucun de ces trois noms n’est mentionné dans le roman original, nous ne pouvons pas tenir pour négligeables ces images fugaces. Elles doivent nécessairement – sinon leur insertion ne se justifie pas – contribuer à renforcer l’interrogation première qui sous-tend le film de Scorsese : qu’est-ce que créer ? qu’est-ce qu’être père ?
L’histoire personnelle, tout autant que l’œuvre de chacun de ces trois maîtres, sont en effet riches d’enseignements à cet égard. On peut les appréhender de façon anecdotique ; par exemple, la rupture survenue en 1929 entre Dali et son père. Celui-ci ne pouvait accepter l’œuvre de son fils intitulée Parfois je crache par plaisir sur le portrait de ma mère [14], ni non plus sa liaison avec une femme divorcée, Gala, ex-épouse de Paul Eluard. Mais ce serait manquer la teneur essentielle de ce à quoi Scorsese se réfère et nous renvoie : la création. C’est-à-dire à la fois, la création de l’œuvre, et ce que l’œuvre créée, en l’occurrence le film, crée à son tour. Pour désigner ce phénomène, Lambros Couloubaritsis, spécialiste de la philosophie grecque et de la pensée antique, évoque la « mytho-technique du 7ème art » ; concept qu’il relie à la mytho-poiétique des temps originels, en y ajoutant la puissance technique du cinéma[15]. Ces éléments ne nous éloignent ni de Scorsese, ni de Méliès : tous deux excellent à inventer et raconter des histoires (mytho-poiein, en grec ancien), et tous deux maîtrisent et découvrent les techniques qui rendent toujours plus crédible la réalité de ce que le spectateur voit sur l’écran, c’est-à-dire l’histoire qu’il regarde et entend. Ainsi, pour Scorsese, Hugo Cabret constitue sa première incursion dans l’univers technologique de la 3D. Quant à Méliès, nul n’ignore que la poésie de ses films résulte de ses prouesses techniques.
Ce lien entre pensée mythique et création technique, Scorsese a tenu à le montrer dans ce film consacré à Méliès, de plusieurs façons mais surtout à travers une image précise. Celle-ci est annoncée et explicitée dans le roman de Selznick : contrairement au livre intitulé Photographie, qu’au début du film Isabelle emprunte au libraire Labisse, c’est La mythologie grecque qui retient son choix[16]. Plus tard, à un moment où Hugo aurait déjà franchi quelques étapes de sa quête, ce livre réapparaît. Hugo en reconnaît la couverture et Isabelle lui confie l’avoir déjà lu une vingtaine de fois : « Je le rapporte à la librairie, j’en lis d’autres, et puis je le reprends. J’aime ces histoires ». Elle lui en lit quelques-unes dont celle de Prométhée qui « a créé la race humaine avec de la boue, puis a volé le feu aux dieux pour en faire don aux hommes afin qu’ils survivent. Prométhée était donc un voleur… ». Hugo fait le rapprochement avec les larcins que lui-même commet, se demandant quel châtiment lui sera réservé, puisque Prométhée, lui, fut enchaîné jusqu’à la fin des temps, ayant chaque jour le foie dévoré par un aigle. Mais ce qui retient surtout son attention, est le souvenir du tableau de Prométhée qu’il a vu trônant dans la bibliothèque de l’Académie du cinéma : « Un des personnages a le bras tendu et tient dans sa main une boule de feu, à croire qu’il arrache les flammes aux cieux ; son autre main projette de la lumière, comme au cinéma (…) ce Prométhée-là vole le feu des dieux pour créer des films »[17].
Scorsese n’a pas besoin de reprendre en détail le fil de l’explication littéraire : il lui suffit de filmer et de montrer directement à l’écran le lien entre pensée mythique et création cinématographique. C’est effectivement un superbe Prométhée projetant la lumière sur l’écran qui, fictivement, fait voir sur les murs de la Bibliothèque les films mentionnés dans le livre que consultent Isabelle et Hugo. Cependant, je crois que cette image prométhéenne était trop convenue, trop attendue, trop conventionnelle aux yeux de Scorsese qui, finalement, la néglige. Pourquoi ? Parce que le mythe prométhéen, s’il ne peut pas être complètement ignoré dès lors que l’on traite de la création technique, est trop simple, trop limité : il est cliché. Ce n’est donc pas la voie d’entrée mythologique choisie par Scorsese qui, par ailleurs, a remplacé le livre de Mythologie emprunté par Isabelle, par un livre de Photographie. Echange non négligeable puisque Scorsese, réalisateur, a tenu à interpréter lui-même, dans Hugo Cabret, le rôle du photographe immortalisant devant leur studio Méliès et son actrice Jehanne d’Alcy (de son vrai nom Charlotte Faës, celle-ci épousa Méliès en 1925).
La voie d’entrée choisie par Scorsese dans l’univers mytho-poiétique, c’est l’apparition, très brève, de James Joyce. L’écrivain irlandais est à Paris en 1929, année de parution d’Ulysse dans sa traduction française. A l’époque, ce roman qui allait s’imposer parmi les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, était jugé scandaleux, et interdit. On ne peut ici en résumer l’infinie complexité. Ne retenons que deux aspects. Le premier est le fait que ce récit qui s’étend sur une durée de quasi 24 heures, rapporte « le mystère de la relation entre un père qui n’a pas engendré et un fils qui n’a pas été engendré »[18]. Léopold Bloom et Stephen Dedalus, tracent dans les rues de Dublin, durant la journée fictive du 16 juin 1904, des allers retours, une sorte de géographie urbaine, à travers lesquels se posent la question de la paternité, et celle de la création littéraire. Le deuxième aspect est la reprise, comme le titre Ulysse l’indique, de l’œuvre d’Homère. Bloom est Ulysse vivant ses petites aventures dublinoises ; Stephen est Télémaque en quête d’un père. Joyce a voulu que chaque épisode d’Ulysse soit une reprise de l’Odyssée : il a compressé l’éternité du temps mythique en une journée (le terme anglais a journey, signifiant un voyage).
James Joyce, présent dans cette gare de Montparnasse – dont la caméra pénètre les rouages, les pièces métalliques, les mécanismes complexes - est l’incarnation fictive d’une question réelle. Celle que, dans quelque domaine que ce soit, l’humanité pose depuis l’origine : pourquoi, parmi toutes les créatures vivantes, l’être humain est-il seul à détenir le privilège de créer ?
L’automate réalisé par Méliès ne transmet pas seulement à Hugo le message attendu ; il est lui-même le message, la transmission, d’une génération à l’autre, de la faculté de créer. Il s’agit là d’une dimension essentielle du film réalisé par Scorsese. Mais à celle-ci, il en adjoint une autre tout aussi essentielle, à savoir qu’il restitue l’étonnement originel : comme cela dut être le cas pour les premiers hommes, il place sur un même plan l’interrogation qui porte sur la vie et celle qui porte sur la technique. Dans Hugo Cabret le mystère de la création technique et le mystère de la création sexuelle, s’ils ne sont pas sur le même plan vont néanmoins de pair. Ils sont équivalents et participent d’une même incompréhension. J’en prends pour indice le dialogue « surréaliste » entre l’Inspecteur de la gare et le responsable de la fourrière servant à conduire les enfants à l’orphelinat : ce-dernier doute de sa paternité, ne sachant plus lui-même depuis quand date son dernier rapport sexuel avec son épouse. Sur quoi, l’Inspecteur reconnaît qu’il y a là un problème ! Cet échange, qui est repris et poursuivi plus tard, paraît extérieur au récit et à l’action. Il n’a, de fait, aucune raison d’être, si ce n’est celle de dire l’incompréhension de tout un chacun face à la création.
Cette incompréhension fondamentale, ce mystère, tant sur le plan de la vie sexuelle que sur celui de la technique (artistique, artisanale, mécanique…) constitue l’origine la plus féconde des différentes mythologies, en particulier des généalogies rendant compte mythiquement de la naissance des dieux, des hommes et des choses. On n’en finirait pas de multiplier les exemples ; qu’il nous suffise d’évoquer, pour le judéo-christianisme, la malédiction du Père à l’encontre du fratricide Caïn, lequel pourtant sera le créateur de l’artisanat, des arts et de la ville, nécessaires aux générations dont il est père fondateur[19]. Tenons-nous-en cependant à l’origine grecque, celle que nous recommande Scorsese à travers Joyce, et indirectement Homère.
Le personnage-phare est celui dont Scorsese a considérablement renforcé, par rapport au roman, l’importance : l’Inspecteur de la gare, revenu boiteux de la Grande guerre. Lui qui, orphelin, avait été élevé et dressé à l’orphelinat ne peut envisager rien de mieux, pour le bien d’Hugo, que la même éducation, faite du respect de l’ordre et du maintien de la tradition. C’est une lignée, une filiation qui eût été vraisemblable. Elle sera d’ailleurs probablement celle du garçonnet, sorte de double malchanceux d’Hugo, qui a été expédié à la fourrière par l’Inspecteur de la gare.
Mais Hugo, lui, échappe – au propre comme au figuré – à l’enfermement. Par une sorte de renversement, c’est lui qui métamorphose l’Inspecteur, en transformant sa jambe artificielle. L’Inspecteur deviendra autre, fier de pouvoir dire à Django Reinhardt que désormais il ne brisera plus, à cause d’un mécanisme rudimentaire, ses instruments de musique ! Ce nouvel inspecteur, ou ce nouvel homme, est la création d’Hugo ! Dans un article des Cahiers du cinéma, Nicolas Azalbert analyse très bien cette « alchimie entre l’homme et la machine (…) à travers le corps handicapé du gendarme de service affublé d’une jambe mécanique, qui dans un dernier sursaut retrouvera son humanité en acceptant son statut d’automate »[20].
Notons que le moment du renversement, celui où la généalogie change de direction – à l’instar de l’image du train entrant en gare, et repartant ensuite dans l’autre sens – est celui où Hugo affirme avec force, à l’Inspecteur, la souffrance qu’il éprouve, de ne comprendre ni la mort de son père, ni sa solitude, ni finalement rien de tout ce qu’il doit endurer et vivre. C’est l’instant également où l’image de droiture que le boiteux sans père, Inspecteur flanqué d’un molosse qui lèche l’huile lubrifiant sa jambe mécanique, vacille sous le regard de la plus jolie femme présente dans la salle des pas perdus : la jeune marchande de fleurs.
Celle-ci est un personnage inventé pour le film. On peut n’y voir que l’ajout plaisant d’une histoire d’amour, aux fins d’émouvoir le spectateur. Mais je ne le crois pas. Scorsese avait besoin d’elle car sans la présence de « la plus belle », sans l’attrait qu’elle inspire au pathétique Inspecteur, la scène du mythe serait incomplète, et n’opérerait pas. Tous les films sont, avec des degrés de réussite allant du plus bas au plus élevé, mytho-poiétiques ou, pour reprendre la formulation de Couloubaritsis, mytho-techniques. Mais de façon quasi générale, les films ne montrent pas, ne rendent pas manifeste à l’écran qu’ils le sont : l’histoire est racontée, les personnages sont joués par des acteurs, les prises de vue font l’objet d’un montage, les images révèlent leurs qualités…, et ce que l’on appelle, par facilité, la magie du cinéma s’accomplit. Toutefois, parmi la masse de films réalisés chaque année, certains ajoutent à leurs qualités cinématographiques celle, très particulière, de montrer comment le cinéma opère.
Hugo Cabret est un de ces films rares. Dès lors que son sujet est la création, et que celle-ci est le plus étroitement liée à l’essence de l’être humain, les retrouvailles originelles avec une pensée mythique que l’humanité n’a jamais désertée (la preuve en est le cinéma lui-même) devaient naturellement avoir lieu à l’écran. Le personnage de l’Inspecteur, campé merveilleusement par Baron Sacha Cohen, est la monstration (!) de la nécessité mythologique. Il marque l’intrusion dans cette gare de Montparnasse, virtuellement reconstruite en 3D, des questions et réponses qui hantent l’humanité créatrice.
A ces questions et réponses, la mythologie grecque, à l’origine de notre civilisation, a donné le visage du dieu qui a pour nom Héphaistos. Les différentes facettes[21] du film de Scorsese sont tributaires de ce que nous connaissons de celui-ci : le doute sur la paternité, la fabrication d’automates, la jambe boiteuse, l’amour de la plus belle, la magie, la création même de ce que doit être la mise en images d’une histoire racontée… Qu’on en juge :
- Le doute sur la paternité : dans Héphaistos ou la légende du magicien, étude la plus complète consacrée au dieu boiteux, Marie Delcourt réserve un chapitre entier aux doutes et contradictions qui pèsent sur la naissance de celui-ci[22]. Il n’est rien moins sûr que Zeus soit son père. Selon les poèmes hésiodiques, Héphaistos serait né sans père. Quant à Callimaque, il estime qu’il serait le fruit des amours d’Héra avec un autre dieu que Zeus.
- La fabrication d’automates : au chant XVIII de l’Iliade, on découvre le dieu boiteux occupé de fabriquer des trépieds : « A la base de chacun d’eux, il a mis des roulettes en or, afin qu’ils puissent d’eux-mêmes, entrer dans l’assemblée des dieux, puis s’en revenir au logis ». Et Homère d’ajouter : « Une merveille à voir ! »[23]. Marie Delcourt commente ce passage : « … ce que dit l’Iliade des autres ouvrages du dieu suggère des automates analogues aux « servantes » du XVIIIe chant, et aux trépieds d’or qui se déplacent tout seuls… »[24].
- La jambe boiteuse : il existe deux versions pour expliquer le handicap d’Héphaistos. Soit il s’est blessé lorsque Zeus l’a lancé sur terre, parce qu’il voulait protéger sa mère Héra contre la violence du père. Soit c’est sa mère Héra qui l’a ainsi enfanté ; honteuse de ce rejeton boiteux et probablement adultérin, elle l’aurait lancé au fond de l’Océan, dans le royaume de Neptune. Sans y insister, mentionnons que Neptune, l’ennemi impitoyable d’Ulysse, est présent dans le film de Scorsese ; plus exactement dans le studio reconstruit de Méliès, au moment où le futur historien du cinéma René Tubard, qui n’est encore qu’un petit garçon émerveillé, lui rend visite.
- L’amour de la plus belle : lui dont tous les dieux se moquent, a su conquérir Aphrodite elle-même, la déesse de l’amour. Quant aux moqueries dont il fait l’objet, on peut relire le passage du chant I de l’Iliade où il sert à boire aux dieux[25]. A sa vue, ceux-ci éclatent de rire. Que l’on pense à la scène où l’Inspecteur handicapé arbore un sourire ridicule en tenant en main deux tasses à café ! Ou à celle, plus humiliante encore, où la portière d’un train en partance a accroché la jambe artificielle. Même son molosse de chien ne peut témoigner qu’une gêne résignée.
- La magie : Héphaistos est un dieu magicien qui est capable d’immobiliser par des liens magiques, mais aussi « d’animer l’immobile »[26]. Animer l’immobile : si telle est la définition de la magie, force est de reconnaître que la formule pourrait tout autant définir le cinéma.
- Enfin, la création exemplaire de ce que doit être la mise en images : pour ce point qui peut surprendre, je renvoie le lecteur au chant XVIII de l’Iliade et à la description du bouclier qu’Héphaistos a réalisé pour Achille. Ce bouclier magique montre, dévoile tout, à l’image d’une caméra qui parcourrait le ciel, la terre, le territoire entre deux cités, les salles de festins, les chambres de noces, les rues, les prairies, les fleuves, les troupeaux, les champs, les vignobles, les places de fête… [27]. Ce texte, trop long pour être repris ici in extenso, et qui date à peu près de 800 ans avant notre ère a dû être ressenti comme pure fantaisie de la part du poète, un débordement d’imagination, voire une incongruité. Pour nous, la surface du bouclier est purement et simplement un écran. Qui en doute, relise le chant XVIII !
Mon propos n’est pas excessif. C’est un simple constat qu’un historien aussi sérieux que François Guizot, au 19ème siècle avait déjà énoncé : « Le passé change avec le présent ». Le regard qui est le nôtre aujourd’hui, plus d’un siècle après l’invention des Frères Lumière, ne peut que voir, lire, ou se représenter différemment les créations passées. Mais j’y insiste, pas seulement parce que notre regard a changé, mais aussi et surtout parce la puissance créatrice qui a enfanté celles-ci, ne les a pas désertées. Elle les habite encore et toujours. Il suffit de les ranimer. Mais n’est-ce pas là, précisément, toute la leçon d’Hugo Cabret ?
Georges Méliès, réduit au statut de boutiquier, assis derrière un comptoir, donne l’impression d’être une momie se mourant d’ennui. Mais dès la première image, Scorsese nous montre la vivacité de son œil : il attend qu’Hugo sorte de l’horloge. Ni lui, ni l’automate, ni ses films ne sont morts. Le temps de la création est autre que le temps convenu. Et cela, rien ne le montre davantage que les rouages des instruments destinés à mesurer le temps ; à montrer le temps. C’est le sens premier, en français du mot « montre », comme en anglais du mot « watch »[28] : à l’origine un cadran d’horloge pour permettre de « montrer » le temps, permettre de le voir et de le lire. Mais dans cet univers d’horloges, d’engrenages, de cadrans, de montres…, au sein desquels vit Hugo, et dont la caméra de Scorsese ne nous dissimule rien, ce qu’il nous est surtout possible de voir c’est ceci : le temps lui-même ne s’y trouve pas. Le temps de l’horlogerie répond à un besoin sociétal ; sans entente sur un calcul conventionnel du temps, aucune organisation sociale n’est possible. L’ouverture magnifique d’Hugo Cabret, par laquelle Scorsese surimpose à l’image des rouages horlogers celle de la ville, de la vie urbaine de Paris, est là d’emblée, à l’origine, au commencement du film, qui nous le confirme.
Les mécanismes, les cadrans, les montres peuvent en fait avoir toutes les formes que l’on veut, cela n’a aucune importance. Elles peuvent à la rigueur permettre à Harold Lloyd dans le film intitulé Monte là-dessus - que voient ensemble Hugo et Isabelle-, et ensuite à Hugo – dans le film intitulé Hugo Cabret que nous voyons – de s’y suspendre et de se sauver : mais l’heure n’importe pas. Scorsese une fois encore nous l’a indiqué, en faisant s’asseoir à la même table que James Joyce, Salvador Dali. C’est en effet après son séjour à Paris en 1929, que rentré en Espagne, l’artiste surréaliste va fixer sur la toile (celle du peintre) l’inanité du temps linéaire : ce sera sa première œuvre intégrant les célèbres « montres molles ». Elle a pour titre : Persistance de la mémoire.
Avec Hugo Cabret, Scorsese nous offre l’image de cet autre temps qui est celui de la création. C’est parce qu’ils pressentent en eux cette autre dimension du temps que les hommes éprouvent le besoin de créer des dieux auxquels ils confèrent l’immortalité. Des dieux dont les hommes se satisfont à penser qu’ils ont créés les mortels que nous sommes.
Le temps ne fait pas le tour de l’horloge : il ne se referme pas. Ce ne sont pas les dieux qui sont immortels, mais les humains qui, par ce qu’ils créent, par ce qu’ils laissent au monde enfants, œuvres et autres réalisations - échappent à la mort, et gagnent une part non pas d’immortalité, mais d’éternité.
Nombreux sont les créateurs présents ou simplement mentionnés dans Hugo Cabret : Joyce, Dali, Reinhardt, Vernes, Dumas, Lumière, Méliès, Scorsese, Lloyd, Chaplin, Satie… Sans oublier Christina Rossetti, poétesse anglaise à ce point admirée par Isabelle qu’elle a appelé son chat « Christina ».
Dernier clin d’œil de Scorsese à la création : Hugo ayant accompli son travail de réparation tant de l’automate, que de l’homme cassé qu’était Georges Méliès lui-même – ce qu’il confirmera le soir de gala - c’est la vie d’Hugo qui, à présent, et pour le futur, doit être écrite. Aussi le film se termine-t-il sur l’image d’Isabelle : elle est filmée de dos, en situation de spectatrice face au monde qu’elle a sous les yeux. Elle tient un carnet, à l’instar de celui qu’Hugo avait conservé de son père, et elle écrit les premiers mots de toute histoire : « Il était une fois... ». Isabelle écrivant la vie d’Hugo, c’est le temps de la création qui demeure ouvert. Suscitant d’autres questions : est-ce, comme Scorsese le montre, Isabelle qui a écrit l’histoire d’Hugo Cabret ? Est-ce Brian Selznick qui, comme le titre du roman l’indique, a « inventé » Hugo Cabret ? Est-ce, comme le personnage Hugo Cabret l’explique lui-même à la fin du roman, son « propre automate », celui construit au bout d’un « nombre incalculable d’heures », qui a inventé, écrit, créé Hugo Cabret : « La machinerie complexe qui anime mon automate peut produire cent cinquante-huit dessins différents, et écrire, lettre après lettre, un roman entier de vingt-quatre mille quatre cent soixante-sept mots. Ceux-ci. »[29] ?
Scorsese, maître d’œuvre du film, a opté, c’est évident, pour Isabelle. Mais fidèle à la logique magicienne qui régit Hugo Cabret, fidèle à la logique de celles et ceux conviés le 26 décembre 1929 en la salle Pleyel, et que Georges Méliès, dans le film, appelle les « sorciers, sirènes, magiciens, rêveurs », Scorsese joue un ultime tour de passe-passe avec la réalité. Il nous montre Isabelle regardant les invités qui se réjouissent autour du vieux magicien Méliès, ou qui s’extasient devant Hugo son jeune élève en magie. Et elle se met à écrire une histoire vraie puisqu’elle l’a vécue. Mais soudain, parmi ces invités, qui voit-on ? Quelqu’un qui ne pouvait pas être présent ce soir-là : Django Reinhardt. Le musicien manouche, le créateur du jazz européen, le guitariste prodige, était bien à Paris en 1929 ; mais à l’hôpital Saint-Louis. Fin novembre 1928, la roulotte dans laquelle il vivait avec son épouse Bella fut détruite par un incendie. Bella accumulait des fleurs en celluloïd, matière extrêmement inflammable, pour les vendre en rue. Rentrant dans la nuit, d’un des bars où il jouait de la guitare, Django crut entendre le trottinement d’un rat et alluma une bougie. En quelques instants la roulotte se transforma en brasier. Tous deux échappèrent aux flammes. Bella était indemne. Django fut horriblement brûlé. Sa jambe droite, depuis le genou jusqu’à la taille n’était plus qu’une plaie sanguinolente et une de ses mains était mutilée. A l’hôpital, les médecins voulurent l’amputer ; il refusa. S’ensuivirent des mois de douleurs atroces, amorçant une longue convalescence. Un jour, il décida de rejouer de la guitare malgré sa main : il inventa une technique tout à fait personnelle qui fit de lui l’un des plus grands guitaristes au monde[30].
On peut retenir de la présence de Django Reinhardt – présence voulue et montrée par Scorsese – plusieurs idées. A commencer par le rappel discret, à l’attention de ceux qui connaissaient l’histoire personnelle du musicien, de la jambe handicapée et boiteuse. D’autres signes pourraient retenir également l’attention : l’incendie foudroyant qui tue le père d’Hugo, le celluloïd brûlé[31] par Méliès, et, dans le roman, le fait qu’Hugo ait deux doigts brisés[32] … Mais ce qui importe dans cette mise en présence impossible d’Isabelle écrivain et de Django musicien, c’est ceci : nous ne voyons jamais la réalité, mais nous nous créons partout et à tout moment une image de la réalité. L’écrivain en elle se souvenait de ce musicien, qu’elle avait probablement vu jouer avec l’orchestre de gare – c’est d’ailleurs sur les airs interprétés par cet orchestre qu’elle danse et apprend à danser avec ses amies ; elle peut l’associer à la musique qui n’a certainement pas manqué d’agrémenter ce soir-là l’appartement des Méliès. Isabelle peut le faire, pas seulement parce qu’elle jouirait d’une « imagination artistique », et qu’elle appartiendrait au petit monde privilégié des artistes. Non, cela lui est possible car, pour elle comme pour tout être humain, la réalité est toujours l’image qu’il s’en crée – à partir de ses désirs, émotions, souvenirs, ambitions, craintes, regrets, déceptions, joies, plaisirs…
Notre faculté d’imaginisation du réel, est ce que montre le cinéma. En particulier Hugo Cabret de Martin Scorsese.
Richard Miller
[1] Martin Scorsese, Hugo Cabret, Etats-Unis, 2011, avec Ben Kingsley (Georges Méliès), Sacha Baron Cohen (Inspecteur de la gare), Asa Butterfield (Hugo), Chloë Moretz (Isabelle), Christopher Lee (M. Labisse), Jude Law (père d’Hugo)...
[2] Brian Selznick, L’invention d’Hugo Cabret, trad. D. Laruelle, Paris, Bayard, 2008.
[3] Cf. Richard Miller, L’imaginisation du réel. L’illusion du bien (saint Georges) et la vengeance fictive (Quentin Tarantino), Bruxelles, Ousia, 2011.
[4] Cf. L’automate au cœur de Hugo Cabret, supplément du DVD/Blue-ray Metropolitan Film & Video.
[5] Par exemple, dans Kill Bill 2, Quentin Tarantino montre que Béatrice, pour obtenir le sabre dont elle a besoin, doit pouvoir arrêter avec sa lame la balle de base-ball que lui lance le maître d’armes.
[6] En français, comme en anglais.
[7] Cela n’est pas précisé dans le film - le spectateur peut seulement faire le rapprochement quand on voit Hugo chaparder de quoi manger – mais ce l’est dans le roman qui l’a inspiré : l’oncle Claude est celui qui a appris au jeune orphelin à voler. Le fait n’est pas négligeable, car la qualité de « voleur » détermine les premiers rapports entre « Papi » Georges et Hugo, de même qu’entre celui-ci et l’Inspecteur de la Gare ; cf. Brian Selznick, op. cit., p.126. Notons que dans le roman, le vol est une réalité davantage présente.
[8] B. Selznick, op. cit., p. 177
[9] Principalement dans la mythologie indo-européenne avec le dieu magicien Odin. Cf. Georges Dumézil, Du mythe au roman. La saga de Hadingus, Paris, PUF Quadrige, 1983, p.53, et Les Dieux souverains des Indo-Européens, Paris, Gallimard, 1986, p.198 et sq. Cf. également, Richard Miller, Bengt Lindström. L’origine et son expression, in Images singulières, Bruxelles, Luc Pire, 1999, p.91 et sq.
[10] Cf. Georges Sadoul sur L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat, dans son Histoire du cinéma mondial des origines à nos jours, Paris, Flammarion, 1949, p. 20-21.
[11] Mentionnons au passage qu’Emile Verhaeren est mort dans un accident semblable en gare de Rouen en 1916.
[12] Il fut retrouvé par hasard dans l’échoppe de la gare Montparnasse par Léon Druhot, directeur de l’hebdomadaire Ciné-Journal, qui alerta divers journalistes dont Paul Gilson et Jean-Georges Auriol qui eurent l’idée du gala. Celui-ci fut organisé par le Studio 28 et les journaux le Figaro et l’Ami du Peuple. Deux mille cinq cents personnes assistèrent à l’évènement. Parmi le Comité d’honneur, siégeait notamment Abel Gance. Plusieurs films de Méliès qui venaient d’être découverts par le directeur du Studio 28, Jean-Placide Mauclaire, dans la laiterie du château de Jeufosse furent projetés. Le château avait appartenu à un marchand de meubles, Dufayel, qui avait conservé quelques films de Méliès dans des vieilles boites ; il les avait projetés avant-guerre dans ses magasins. Mauclaire fit contretyper les films, et engagea Mme Thuilier, ancienne « peintre » des films de Méliès, pour colorier les nouvelles copies.
[13] Peut-être y a-t-il une raison, mais je ne suis pas parvenu à la saisir.
[14] Pour ce qui concerne Dali, je me réfère à l’ouvrage de Robert Descharnes et Gilles Néret, Salvador Dali 1904-1989 L’œuvre peint, Köln, 2001, p. 132-174. Signalons que Dali était venu à Paris pour la réalisation, avec Luis Bunuel, des deux films surréalistes : Un chien andalou et L’âge d’or.
[15] Lambros Couloubaritsis, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Paris, Grasset, 1998, p. 34. Le passage auquel je fais référence est un bref développement dans un ouvrage monumental de plus de 1300 pages, mais ce passage annonce un livre consacré au cinéma sur lequel travaille cet auteur.
[16] B. Selznick, op. cit., p.177.
[17] B. Selznick, op. cit., p.370-371.
[18] Anthony Burgess, Au sujet de James Joyce. Une introduction pour le lecteur ordinaire, trad. Héloïse Esquié, Monaco, Editions du Rocher/Le serpent à plumes, 2008, p.133.
[19] Genèse, IV, 17-22.
[20] Nicolas Azalbert, Le film des passages, in Cahiers du cinéma, n°674, janv. 2012, p.32.
[21] Que les caractéristiques mythologiques propres à Héphaistos soient réparties entre plusieurs personnages ne doit pas surprendre : «C’est en mythologie la règle que les parties typiques spéciales d’un mythe puissent s’assembler les unes avec les autres dans toutes les variations imaginables… », C. G. Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, trad. Y. Le Lay, Paris, Livre de Poche, 2004, p.357.
[22] Marie Delcourt, Héphaistos ou la légende du magicien, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 28-47.
[23] Homère, Iliade, trad. P. Mazon, Paris, Gallimard, 1975, p. 383.
[24] Marie Delcourt, op.cit., p.57.
[25] Homère, op. cit., p.51.
[26] Marie Delcourt, op. cit., p.11.
[27] Homère, op. cit., p. 386-390.
[28] Cf. Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, tome 2, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000, p.2282.
[29] Brian Selznick, op. cit., p.510-511.
[30] Cf. Alain-Guy Aknin et Philippe Crocq, Django Reinhardt, livre-coffret contenant 3 CD, Capitol Music, 2003.
[31] Rappelons l’importance de l’inflammabilité du celluloïd, montrée de plusieurs façons à l’écran, dans Inglourious Basterds de Quentin Tarantino.
[32] Pour être complet, signalons que Selznick, dans le roman, fait boiter Isabelle, à la suite d’une chute.
Richard Miller, le 2012-07-29